Mortimer déglutit à grand-peine :
« Nous ?…
— Évidemment ! Vous n’êtes qu’un grand enfant. Ce n’est pas une raison pour que je vous abandonne. Je vais donner des ordres pour les bagages. Faites téléphoner à l’aéroport pour vous renseigner sur les horaires d’avion ! »
Mortimer crut que le ciel lui tombait sur la tête.
L’île s’appelait « Orangine ». C’était un banc de sable qu’avaient retenu les coraux. Pour toute végétation, il y avait huit palmiers dont l’un était atteint de la « maladie », des taches rousses qui rongeaient les feuilles et les faisait suinter. Des ingénieurs agronomes appelés en consultation chez les Vermeer s’étaient bornés à constater que cette lèpre arboricole était assez fréquente dans les Bahamas, sans pour autant être capables d’y apporter le moindre remède. Contrarié, Hans Vermeer suivait donc les progrès du mal sur son huitième palmier. À tout hasard, il en avait fait planter une centaine d’autres deux ans plus tôt, lorsqu’il avait acheté l’île. Apparemment, ce sable-là ne leur réussissait pas. Ils restaient rabougris et chétifs, refusant bêtement de pousser. Hans les considérait avec agacement lorsqu’il entendit un bruit répété de métal sur du bois, derrière la véranda de la maison. Il pensa qu’il s’agissait d’un de ses marins effectuant une réparation à terre. Il contourna l’entrée principale. Arrivé à l’angle du mur, il vit un spectacle qui lui aurait fait dresser les cheveux sur la tête s’il n’avait pas eu la malchance de les perdre depuis longtemps : un enfant blond frappait de toutes ses forces à coups de hache sur l’un des sept palmiers sains ! Assise par terre, une petite fille, blonde également, le regardait faire en se tordant de rire. Hans se rua en avant, furieux…
« Achille ! Veux-tu poser cette hache immédiatement ! »
Le gosse se retourna, se mit à rire à son tour et envoya à nouveau de grands coups de cognée. Hans la lui arracha des mains, se retenant à grand-peine pour ne pas le gifler. Après tout, c’est lui qui avait sollicité la présence des jumeaux. D’un commun accord, leur père et leur mère, bien que divorcés, avaient consenti à les lui envoyer pour une quinzaine de jours.
« Maria, où donc sont vos gouvernantes ? Et votre précepteur ?
— Le précepteur est avec les gouvernantes, lui répondit la petite fille.
— Venez avec moi ! »
Il les saisit l’un et l’autre par la main et les entraîna vers la maison. Dans les eaux infiniment vertes du lagon, le Hankie se balançait mollement. Hans, qui n’avait pas le pied marin, préférait jouir de sa vue plutôt que d’être à son bord. En revanche, Hankie adorait les croisières : quand ils emmenaient des amis sur le yacht, Hankie faisait intégralement le voyage et Hans les rejoignait quelques jours plus tard par avion. Pourtant, si sa femme avait insisté, Hans aurait bravé sa répugnance et se serait embarqué avec elle. Il ne voulait la contrarier en rien, culpabilisé à mort de n’avoir pu lui donner ce qu’elle souhaitait le plus au monde : des enfants. Bien sûr, Hankie avait la manie de transformer tous les endroits où ils résidaient en colonies de vacances. Avec les enfants des autres. En général, ils étaient plus dociles que les petits Satrapoulos. Il entra dans le salon :
« Tu sais ce qu’ils étaient en train de faire ? »
Hankie lâcha sa tapisserie un instant — Hans trouvait cela idiot, la tapisserie dans les mers du Sud…
« Qu’est-ce qu’ils ont fait ?
— Il était en train de me couper un palmier à coups de hache !
— Et alors ? Si ça l’amuse ! »
Hankie abandonna son ouvrage, alla étreindre Achille et lui caressa les cheveux :
« Petit coquin ! »
La gamine la prit à témoin :
« On s’amusait, quoi !…
— Que d’histoires pour un mauvais palmier ! », renchérit sa jumelle.
Hankie les calma :
« Oncle Hans ne sait plus qu’il a été enfant lui-même.
— Tu ne devrais pas leur dire ça, protesta mollement Vermeer.
— Et pourquoi pas ? Je n’ai jamais vu des enfants aussi intelligents !
— Mes palmiers…
— Ils s’en moquent de tes palmiers ! Il y a des choses plus importantes dans la vie que des palmiers ! »
Elle se tourna vers les enfants :
« On ira les couper ensemble ! »
Bougon, Hans alla se servir un whisky. Il ne voulait surtout pas en entendre davantage, mais la voix de Hankie le poursuivit :
« Tu ne comprends donc pas que ces gosses sont perturbés par ce qui se passe dans leur famille ? »
Achille et Maria, attentifs, ne perdaient pas un mot de la joute. Hankie reprit :
« Qu’est-ce que tu feras, Achille, quand tu seras grand ?
— Je serai armateur, comme papa et oncle Hans. »
Hankie gloussa de ravissement :
« Tu l’entends ! Comme papa et comme oncle Hans !
— Où est la personne payée pour s’occuper d’eux ? grommela Hans.
— Je te l’ai déjà dit, rétorqua Achille, avec les gouvernantes !
— Mais que fait-il avec les gouvernantes ? »
Achille, douze ans, eut cette phrase stupéfiante :
« Que veux-tu qu’il fasse ? Il est pédéraste. »
Hankie, au comble de l’émerveillement, ouvrit des yeux ronds d’admiration :
« Non, mais tu l’entends, tu l’entends ? »
Elle reprit :
« Et c’est quoi, un pédéraste, mon petit amour ?
— Oh ! ça va ! Vous le savez aussi bien que moi ! »
Malheureusement, Hankie voulut pousser le jeu plus loin :
« Oui, mais je veux que tu me l’expliques ! »
Achille la dévisagea avec l’air d’un adulte à qui on a posé une question idiote :
« C’est des mecs qui s’enculent, quoi… »
Lena avait envie de se boucher les oreilles, sensation qu’elle n’avait plus connue depuis le temps où, petite fille, elle s’était cachée la tête sous son oreiller pour ne pas entendre les bruits qui provenaient de la chambre de ses parents, bruits abominables pour ses douze ans et qu’en aucun cas elle n’aurait voulu identifier. Elle essaya de se raisonner, de se dire que ces mystères n’en étaient plus pour elle, et depuis longtemps, mais rien n’y fit. Elle se tourna sur le côté, collée littéralement au mur, le plus loin possible des autres dont elle entendait le halètement : on faisait l’amour sous son nez, dans le même lit ! En fait, il ne s’agissait pas d’un lit à proprement parler, mais d’une immense couche, litière continue dans le sens de la largeur, faite de vieux matelas posés à même le sol. Le seul lit de la ferme était une cage antique aux montants en fer noir, dans lequel reposaient deux enfants, un garçon de deux ans, une fille de dix-huit mois.
« À qui sont-ils ? » avait demandé Lena au cours du dîner. Les autres s’étaient regardés en souriant et Melina, non sans méchanceté, s’était faite l’interprète de tous :
« Je peux te donner le nom de leur mère. Quant aux papas, disons que c’est l’un de ces voyous. Mais lequel ? »
Se tournant vers les garçons :
« Vous le savez, vous ? »
Devant leur silence amusé :
« Tu vois, ils n’en savent rien. Disons qu’ils sont à nous tous. Après tout, nous vivons en communauté. »
Pendant le dîner, chacun, à tour de rôle, avait servi les autres. Dans la conversation, il avait été question d’art, de la pluie, de beau temps, des saisons, et du nombre de kilos de pain qu’il faudrait aller chercher le lendemain au village. Deux des trois filles avaient les seins nus. Melina était l’une d’elles. On aurait dit qu’elle faisait tout pour choquer sa sœur, provoquer en elle des réactions de colère, de révolte ou de violence. Mais Lena ne bronchait pas, ahurie par ce qu’elle voyait, si lointain d’elle qu’elle n’aurait pas été plus étonnée si elle avait passé une soirée chez des Martiens. Après le dîner, ils s’étaient affalés sur le « lit » collectif, allumant des cigarettes :
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