Elle avait dû déchanter… Désormais elle avait un flair infaillible pour déceler, parmi ses compagnons de route, les futurs ratés, ceux qui croyaient qu’il suffit de boire pour avoir du talent, puisque certains génies sont alcooliques. Logique de pochards, de camés…
Malheureusement, elle était trop orgueilleuse pour faire machine arrière après avoir rompu tant de ponts. Mieux valait faire semblant de croire à son aventure, à l’amour collectif, aux vastes théories philosophiques et aux bienfaits du régime végétarien. Prisonnière d’un anti-système — qui n’était que le reflet du système inversé en son contraire — elle sentait parfois que sa plus grande victoire serait d’oser s’avouer sa défaite. Mais toujours, quelque chose, au dernier moment, l’en empêchait. Ah ! s’il n’y avait eu Fast, il y a longtemps qu’elle aurait foutu le camp de cette ferme pourrie !
Brusquement, elle se sentit seule, aigrie, incomprise. Elle se surprit à murmurer : « Toi, ma vieille, tu files un mauvais coton… » Elle écrasa son mégot sur de la mousse sèche, chargea son sac de brindilles sur l’épaule et reprit le chemin de la grange.
Sur le seuil, Fast l’attendait, son éternel sourire ambigu aux lèvres. Elle sut d’instinct qu’il avait quelque chose à lui dire. Elle s’immobilisa devant lui et laissa glisser son sac par terre. Il mâchonnait un brin de paille en la dévisageant. Puis, lui désignant la maison d’un air amusé, il laissa tomber :
« Y a quelqu’un qui est venu te chercher. »
Elle fronça les sourcils, interdite.
« Qui ça ?
— Ta sœur. »
Irène ne savait plus depuis combien de temps elle était prostrée sur son bidet. Après le départ d’Herman, elle avait sangloté longuement avant de se figer dans une immobilité minérale, l’œil dans le vague, les bras passés autour des genoux servant d’appui à sa tête. Elle se leva péniblement, ouvrit en grand le robinet d’eau chaude de la baignoire et se dirigea en titubant vers le miroir : elle était affreuse. De la petite armoire surplombant le lavabo, elle sortit une bouteille étiquetée « mercurochrome », la déboucha et en but une longue rasade.
Elle avait pris l’habitude de camoufler du whisky dans des endroits incroyables, bouteilles d’encre, de médicaments, de parfum.
Sans raison. Personne ne lui demandait des comptes lorsqu’elle était ivre. Elle reboucha le flacon, fit glisser sa robe toute fripée, marcha dessus et voulut ouvrir la porte de sa chambre : elle était bouclée. Elle pesa sur la poignée, la secoua, rien à faire : Herman l’avait enfermée. Elle frappa de ses deux mains sur le battant, au cas où Liza se serait trouvée dans sa chambre et aurait pu l’entendre, mais il n’y eut pas de réponse. Elle était stupide : elle avait oublié le téléphone intérieur qui la branchait immédiatement sur le standard. Elle le décrocha : au bout du fil, il n’y eut aucune tonalité, rien. Folle de rage, elle jeta l’appareil contre le mur, où il fit voler en éclats un carreau de céramique. Des idées de vengeance se précipitèrent dans sa tête, houleuses : puisque Kallenberg se comportait comme le dernier des salauds, elle allait le lui faire payer !
Elle ouvrit la fenêtre qui donnait sur l’arrière de l’hôtel. Peu d’espoir de ce côté-là, le jardin était immense et les domestiques y mettaient rarement les pieds. Quant à sortir par cette voie, il n’y fallait pas compter. Sa chambre était située au troisième étage et le mur extérieur n’offrait aucune saillie, en dehors de fils de fer qui couraient sur sa surface pour que le lierre s’y accroche. Elle alla arrêter le robinet d’eau chaude en toussant. La pièce s’était emplie de vapeur qui plaquait une pellicule de buée sur chaque objet. Elle fit couler l’eau froide, se rassit sur le bidet et prit une décision. Elle savait qu’au-dessous d’elle, au rez-de-chaussée, se trouvaient les communs et une partie de la cuisine. Ce serait bien le diable que personne ne s’y trouve en ce moment. Il suffisait d’attirer l’attention. Elle retourna à l’armoire, écarta la bouteille de mercurochrome qu’elle posa soigneusement sur une table en verre et se mit à jeter par la fenêtre tout ce qu’elle contenait. Un énorme flacon d’ Heure bleue alla se fracasser douze mètres plus bas. Sans résultat. D’autres bouteilles de parfum suivirent… Où étaient donc ces crétins ? Pour quoi les payait-elle ? Elle s’arc-bouta pour décrocher l’armoire elle-même, y arriva, manqua de tomber sous son poids, la fit pivoter lentement sur le rebord de la fenêtre et la poussa. Trois secondes après, il y eut un fracas épouvantable. Elle se pencha et entendit un bruit de porte qu’on ouvrait : Marthe, une fille de cuisine, leva le nez, l’air stupéfait, et aperçut Hélène qui l’apostropha :
« Vous ne voyez pas que je suis enfermée ?… Qu’est-ce que vous attendez ? »
Vue de haut, Marthe ressemblait à un melon. Le melon roula sur lui-même et disparut. Quelques minutes plus tard, Albert la délivrait. Elle le renversa presque pour sortir plus vite, se rua dans sa chambre, vérifia que l’appareil était bien branché et demanda fébrilement qu’on lui passât un premier numéro.
« Dis-moi au moins ce que tu recherches…
— Tu comprendrais pas.
— Dis-le toujours, on verra bien.
— Le contraire.
— Comment ?
— Le contraire de ce que tu es, de ce que tu sens, de ce que tu penses, des gens que tu fréquentes, de ce que tu bouffes. Le contraire de tout ce qui fait ta vie, les robes, les cocktails, les mémères, les maris « papa-gâteaux », le pognon, les croisières où l’on s’emmerde, les cigarettes blondes, les alcools doux et ta mère…
— Qu’est-ce qu’elle t’a fait, maman ?
— Oh ! écrase ! Au niveau où tu discutes, on n’avancera jamais… « Qu’est-ce qu’elle t’a fait maman ! » Rien, justement, elle ne m’a rien fait. Elle est hermétique à ce que j’aime, bouchée !
— Qu’est-ce que tu aimes ?
— Le contraire de ce que tu aimes, toi. Là, tu es contente maintenant ? »
Lancée sur ce terrain des idées générales, Melina pouvait mener à terme un marathon verbal. Rompue à toutes les ficelles d’une dialectique sournoise, elle avait l’art de noyer le poisson, de répondre à côté de ce qu’on lui demandait et de développer ce qu’on ne lui demandait pas. Toutefois, la placidité de sa sœur l’agaçait et la désarçonnait. Au lieu d’avoir en face d’elle un adversaire qui lui renvoie la balle, elle ne rencontrait qu’une neutralité bienveillante compréhensive : elle passait au travers. Néanmoins, elle était secrètement flattée qu’on lui eût délégué Lena pour la prier de rentrer dans le rang doré qui était le sien. Preuve qu’un trou existait pour elle, quelque part, taillé à ses mesures, où elle pourrait se réfugier quand sa fureur se serait éteinte, si elle s’éteignait jamais. Elle reprit, agressive :
« Dans notre milieu, on n’épouse pas les hommes, mais des titres ou des coffres-forts ! »
Lena l’écoutait sans mot dire…
« Tu comprends ce que je te dis ? Qu’est-ce que tu as fait d’autre avec Socrate ? Tu t’es mariée une seconde fois avec ton père, avec une nouvelle flotte de pétroliers. D’ailleurs, tu ne l’as même pas choisi. Il t’a achetée, comme si tu étais une pièce de ce bétail. Et s’il n’avait pas été assez fortuné pour conclure les enchères, un autre richard l’aurait fait à sa place. Tu étais vouée de toute éternité, a vivre entre deux relevés de compte et des ordres passés en Bourse. Et quand tu as été bien attachée dans ce système, tu as fait ce que font toutes les petites-bourgeoises connes, tu as pris des amants en cachette, de cinq à sept, après le thé en famille et avant la dernière bouillie de la soirée à tes mioches. Ton Jules, de son côté, il faisait la même chose ! Je vais te dire, les gens que tu fréquentes me font dégueuler ! Ils sont moches, ils ont de sales gueules. Ils ne savent même pas baiser !
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