« C’est pour vous. »
Mortimer s’en empara, pendant que sa mère feignait de se replonger dans sa lecture. Il écouta quelques secondes, puis :
« Quel nom dites-vous ?… bien qu’il eût parfaitement compris que sa correspondante était Irène Kallenberg (il ne se résignait pas à admettre que cette créature fût sa belle-sœur)… Oh ! oui, suis-je stupide ! Mes hommages, chère madame… »
La duchesse lorgnait son fils du coin de l’œil, tentant de deviner ce qui pouvait ainsi lui faire changer de visage…
« Non, articula-t-il, elle n’est pas ici… »
Il prêta l’oreille un long moment encore, hocha la tête et conclut :
« Je vous remercie, madame. Je vais aviser. Mère, Satrapoulos (encore un nom qui lui écorchait la bouche) !… l’ancien mari de Lena… vient de mourir. Irène, la sœur de Lena, croyait qu’elle était avec nous. Elle ne sait où la rejoindre pour la prévenir et savoir où se trouvent ses enfants. Mère, que dois-je faire ? »
La duchesse sentit monter en elle, en une vague douce, le miel du triomphe :
« Mortimer, vous ai-je assez répété que j’étais contre ce mariage !… »
Le duc leva le sourcil :
« Je vous prie de m’excuser, mais je ne vois pas le rapport. »
Maman pointa un doigt accusateur :
« Le voici : lorsqu’on épouse une divorcée en dehors des lois de l’Église, il faut s’attendre à payer sa dette. »
Mortimer haussa vaguement les épaules, ce qui était chez lui le signe d’une révolte intense. Elle poursuivit :
« Mortimer, quel âge avez-vous ?
— Quarante-cinq ans, mère… enfin… pas tout à fait.
— Eh bien, vous êtes un homme, que je sache. Conduisez-vous donc en homme. Sortez-vous tout seul de ce pot de mélasse ! »
Avec une résignation de coupable, Mortimer se tassa légèrement sur son siège.
N’eût-il été duc de Sunderland, il eût passé pour un dindon. Il en avait la solennité, les petits yeux perchés sous des paupières lourdes, les longues jambes rectilignes, disproportionnées avec la brièveté de son torse calé complètement sur le confortable arrondi de la panse patricienne. Les épaules bizarrement étroites semblaient se prolonger par la colonne du cou en une ligne souple dessinée par Modigliani un jour d’ivresse totale. Couronnant ce corps en forme de point d’exclamation inversé, une tête réduite de bombyx microcéphale à l’expression perpétuellement étonnée. Un domestique sans éducation qu’il avait renvoyé lui avait lancé, en guise d’adieu vengeur :
« Il te manque plus qu’une plume dans le cul pour que tu te mettes à glousser ! »
Mortimer avait haussé les épaules dignement, sans comprendre ce que l’autre avait voulu dire. Quand vos ancêtres remontent bien plus haut que les croisades, quand une partie du Lancashire vous appartient, quand vous avez la certitude d’hériter un jour d’une colossale fortune, les sous-entendus blessants d’un homme de peine vous glissent sur la peau. Par ailleurs, Mortimer avait la religion, le bon droit de son côté et de la vertu à revendre. La duchesse, sa mère, qui semblait tout droit jaillie de la cour de Victoria, lui avait inculqué des principes rigoureusement puritains. Mortimer ne manquait jamais la messe, donnait une fois par semaine une obole à un pauvre méritant, portait lui-même le thé de dix-sept heures à la duchesse — lorsqu’il était au château, cela s’entend. Il essayait de lutter contre le péché chaque fois que la tentation lui fredonnait la chanson, et, de temps en temps, il y parvenait.
Sa plus grande fierté était une fabuleuse collection de soldats de plomb que lui jalousaient, depuis trente ans, ses amis de collège. Périodiquement, des amateurs lui en offraient une fortune, mais Mortimer, ricanant d’aise et de timidité refusait de la céder ou de la démembrer. Le soir, avec quelques-uns de ses vieux camarades triés sur le volet, il mettait en place ses armées sur les tapis du salon d’apparat et, sous l’œil bienveillant de la duchesse, faisait évoluer ses archers, piquiers, arquebusiers, gendarmes, vougiers, qu’il opposait, sans souci d’anachronisme, aux dragons, fusiliers, zouaves, tirailleurs, fantassins, hussards et cavaliers alors qu’en réserve, juste sous l’immense vase de lis artificiels, attendaient, astiqués de frais avec des soins minutieux, des lansquenets, des couleuvriniers, des pontonniers, des cuirassiers, des dragons et des mousquetaires. C’étaient là des soirées épatantes, denses et sereines, avec juste ce qu’il fallait d’exaltation convenable.
Puis Lena Satrapoulos était arrivée, à la grande déception de la duchesse dont il avait eu toutes les peines du monde à lui faire accepter qu’il pût épouser une femme divorcée, qui plus est, une femme qui n’était visiblement pas née, mais tout bêtement riche. Mortimer ne comprenait toujours pas comment Lena avait pu l’épouser, son entourage se posait la même question, et Lena surtout se demandait pourquoi elle avait conclu ce mariage. Mortimer était très conscient qu’en lui passant la bague au doigt, il faisait d’une fille de commerçants levantins une authentique duchesse britannique. Chose horrible : elle détestait les soldats de plomb et s’était plongée d’un air boudeur dans un de ces gros bouquins insipides — sous l’œil glacial et réprobateur de la duchesse mère, résignée mais hostile — chaque fois que Mortimer, pour la séduire, avait fait parader en bon ordre ses délicates légions. Ils étaient mariés maintenant depuis six mois, avaient couché trois fois et demie ensemble : la quatrième, malgré un début prometteur, le duc avait raté son aboutissement.
Au bout d’un mois, la jeune duchesse avait prétexté des courses à faire aux États-Unis, une maladie de sa mère, l’éducation de ses enfants, bref, elle était partie. Avec irritation, la duchesse mère lisait parfois, dans la chronique mondaine de certains quotidiens populaires abandonnés dans la cuisine par son service, que la duchesse de Sunderland venait de quitter Monte-Carlo ou d’arriver à Rome : comme s’il était possible que le titre prestigieux pût être partagé par deux femmes à la fois !
Elle tonna d’une voix irritée :
« Mortimer ! Alors ? que comptez-vous faire ? »
Il songea avec terreur que si elle avait su la vérité !… Alors qu’il croyait Lena à Athènes dans sa famille, Irène venait de lui apprendre qu’elle se trouvait depuis plusieurs jours dans une communauté hippie du sud de la France ! Que pouvait donc faire là-bas une femme mariée ? Comment devait-il se comporter en une conjoncture aussi inattendue ? Il soupira… Jusqu’à ce jour, sa vie érotique s’était déroulée à l’ombre d’éphèbes en fleur qui ne lui avaient jamais posé aucun problème de filiation. Homosexuel depuis l’enfance, châtré par maman depuis sa première bouillie, il avait tenu, en épousant une femme, à prouver une certaine indépendance vis-à-vis de celle qui l’avait porté : ce mouvement d’humeur lui coûtait cher !
« Savez-vous au moins où est votre épouse ? »
Il ne voulut pas perdre la face. Il bredouilla :
« En France, dans la propriété d’amis communs.
— Eh bien, téléphonez-lui ! »
Piteusement, il avoua :
« Ces amis sont un peu… sauvages… Ils n’ont pas le téléphone. »
La duchesse se concentra. Mortimer respecta son silence. Dans son ombre, il n’avait jamais eu à prendre de responsabilités, elle le faisait pour lui. La tête baissée, elle réfléchit. Finalement :
« Mortimer, nous appartenons à une lignée qui a toujours fait son devoir. À votre tour de faire le vôtre : allez chercher votre épouse et prévenez-la !
— Quand ça, mère ?
— Tout de suite ! Nous allons prendre un avion jusqu’à Marseille et nous louerons une automobile sur place. »
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