« Pauvre Melina… Comme elle doit être malheureuse… »
La veuve Mikolofides bondit :
« Et moi alors ?… Et nous !… Je veux que votre sœur arrête ses conneries, vous m’entendez ! Je veux qu’elle revienne à la maison ! Et si elle ne veut pas vous suivre, j’enverrai les flics la chercher !
— Vous voulez qu’on la ramène ?… » interrogea Lena qui, dans les moments graves, vouvoyait sa mère comme lorsqu’elle était enfant.
« Toutes les deux ? » intervint Irène.
Médée ne répondit pas tout de suite, réfléchissant à la meilleure façon de faire rentrer au bercail sa brebis égarée. Finalement :
« Votre avis ? »
Irène saisit la balle au bond, aux anges d’avoir la chance de servir de médiateur entre les membres déchirés de sa famille :
« Mère, il vaudrait peut-être mieux que l’une de nous seulement se déplace. Question de discrétion… Pas de scandale… »
Médée la regarda fixement…
« C’est ce que tu penses ?
— Oui, mère, c’est mon avis. »
Elle se tourna vers Lena :
« Et toi ?
— Je pense qu’Irène a raison. Si nous y allons toutes les deux, Melina risque de se braquer. »
La veuve posa ses deux mains à plat sur la table :
« Alors, parfait. Lena, c’est toi qui iras. »
Irène eut l’impression qu’un poignard lui entrait dans le cœur : c’était trop injuste ! D’un mot, sa mère lui enlevait l’importance qu’elle lui avait fait miroiter durant quelques minutes. Comme toujours, elle n’osa pas protester et cacha son dépit en affirmant le contraire de ce qu’elle pensait. Se tournant vers Lena :
« Maman a raison. Tu es beaucoup plus diplomate que moi. »
Elle en étouffait… Elle reprit :
« D’ailleurs, j’ai tant de choses à faire à Londres… »
Sa mère la toisa :
« Pas question que tu retournes à Londres ! Tu restes ici, je veillerai sur toi en attendant que ta sœur ramène Melina. Il faut se serrer les coudes !
— Mais… tenta Irène, mon mari… »
Médée éclata d’un rire méprisant :
« Ton mari !… »
Il faut dire que la veuve Mikolofides, avec les années, devenait de plus en plus insupportable. Pendant les quarante-huit heures qui avaient suivi, Irène, cloîtrée dans l’immense demeure comme si elle avait eu six ans, s’en était aperçue à une foule de détails. Elle avait un complexe de persécution qui lui faisait voir des voleurs partout. Elle n’hésitait pas à traiter ses plus proches collaborateurs de fripouilles dès qu’ils se permettaient la moindre initiative, le plus petit geste d’autonomie. Par ailleurs, elle avait avoué à Irène la haine qu’elle portait à Kallenberg et à Satrapoulos, d’abord parce qu’ils lui faisaient une concurrence forcenée sur les mers — malgré les multiples associations que les trois armateurs avaient en commun — ensuite, parce que la fabuleuse réussite de ses deux gendres — elle ne s’était pas encore habituée au récent divorce de Satrapoulos et de Lena — était une insulte grave à ses prérogatives de chef d’entreprise. Bref, Irène avait passé des heures de cauchemar aux côtés de ce despote irascible et méfiant. Le matin du troisième jour, voyant qu’on était toujours sans nouvelles de Lena, Irène avait dû la supplier de la laisser retourner à Londres, jurant qu’elle lui téléphonerait et qu’elle restait à sa disposition. Médée, qui ne décolérait pas, avait fini par accepter.
Et maintenant, elle se retrouvait dans sa résidence britannique, assise comme une imbécile sur un bidet, malheureuse comme elle ne l’avait pas été depuis longtemps. Elle entendit s’ouvrir la porte de sa chambre, pensa que c’était Liza qui revenait. Elle resta figée dans la même attitude, se contentant de repousser vaguement la porte de la salle de bain. Poussé de l’extérieur, le vantail revint sur elle. Elle leva la tête : Herman la regardait avec un indicible écœurement. Surprise, elle ne songea même pas à changer de position et, toujours à son idée, prit son mari à témoin de l’injustice de sa mère :
« Elle, elle !… Toujours elle ! »
Barbe-Bleue se taisait. Elle précisa :
« Maman est inconsciente ! Elle a choisi Lena pour aller chercher Melina ! »
Kallenberg sembla exploser :
« On s’en fout de ta pute de sœur ! Il vient d’arriver une chose terrible ! »
D’un geste machinal, Irène essuya le rimmel qui lui coulait des yeux sur les joues, se mélangeant au maquillage qui lui barbouillait les pommettes : que pouvait-il arriver de pire ? Elle était humiliée par sa mère et traitée comme une chienne par son mari.
Melina se redressa, frotta ses reins endoloris et jura :
« Et merde !… »
Elle alla se laisser tomber au pied d’un olivier, tira une gauloise froissée d’une poche de sa chemise et l’alluma. Elle en avait marre de ramasser des brindilles de bois. Elle en avait marre de tout. Elle tira quelques bouffées amples de sa cigarette et se mit à réfléchir sur son plus vieux thème : vivre comme une bourgeoise lui donnait la nausée, mais mener une existence vouée au retour à la terre ne la remplissait pas d’aise non plus. Alors ? Où était sa vraie place ? Elle murmura le dernier quatrain du Pauvre Gaspard de Verlaine :
Suis-je né trop tôt ou trop tard
Qu’est-ce que je fais en ce monde
O vous tous ma peine est profonde
Priez pour le pauvre Gaspard…
Elle avait beau se sentir comblée par la présence de Fast — beaucoup plus avare de son corps que de ses sarcasmes — rien n’y faisait : elle était mal dans sa peau, et cela ne datait pas d’hier. Dès qu’elle avait eu l’âge de raison — qu’elle appelait l’âge de déraison — elle avait compris qu’elle ne pourrait pas se glisser, comme ses sœurs, dans le système. La famille — la sienne surtout — la dégoûtait, tout effort continu lui donnait une sensation de vertige. Elle avait donc joué la carte du hasard, qui mène tout droit à la carte du Tendre. Si l’on peut dire : première cigarette à dix ans — pour voir — premier amant à treize — toujours pour voir — partouze à quinze, pipes de marihuana presque à la même époque. Le plus drôle, c’est qu’on avait fini par la considérer à la maison comme l’éternelle enfant du clan, parce que sa révolte permanente l’incitait à des actes imprévisibles, et qu’elle ne se pliait pas à ses lois.
Une fois pour toutes, Médée Mikolofides avait décidé qu’il valait mieux qu’on la croie originale que folle, droguée ou pervertie. Les rôles étant distribués, elle mit un point d’honneur à tenir son emploi jusqu’au bout. Quand sa mère l’avait envoyée à l’université, elle avait fait une fugue avec un traîne-patins rencontré dans les toilettes de l’aéroport. Elle avait de l’argent pour deux, il possédait de la fantaisie pour quatre. La belle vie dura quinze jours. Quand elle eut dépensé son dernier sou, il perdit tout son sens de l’humour : retour de l’enfant prodigue. On efface tout et on recommence… Par à-coups, maman Médée lui présentait sournoisement des partis, qui lui faisaient une cour romantique alors qu’ils n’auraient eu qu’à lui saisir les seins à pleines mains pour qu’elle dise oui. Les crétins ! Leur voiture de sport, leurs cravates, leur niveau intellectuel, leur couardise ! Comme elle les haïssait, ces personnages qui avaient l’agrément de sa famille ! Lourds, gras, dodus, tirés à quatre épingles, parlant pour ne rien dire, c’est-à-dire d’eux-mêmes, angoissés en mal de statut, cuistres doctes et solennels, ennuyeux comme la mort… En témoin impassible, elle avait assisté avec dédain aux minables histoires conjugales de ses sœurs, piégées par d’horribles cannibales. Circonstances atténuantes : à ses yeux, Irène était une détraquée et Lena aussi insignifiante que belle. Maintenant qu’elle était sûre d’avoir échappé à leur sort, elle se demandait si elle n’était pas tombée de Charybde en Scylla. À vingt ans, elle ne doutait pas que les beautiful people qu’elle fréquentait, artistes en rupture de ban, créateurs en tout genre, s’épanouiraient un jour pour devenir des dieux.
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