Le chauffeur se retourna vers sa passagère :
« Attention, hein ! On arrive !
— Après Roussillon, il faut compter encore huit kilomètres.
— On y est à Roussillon, c’est ça… »
Des maisons ocre, des platanes centenaires et des vieillards surveillant des enfants, devant les portes. Un ballon roula sous le taxi, poursuivi par un gosse. Coup de frein :
« Ah ! Ils sont pas nerveux, ici ! »
On sortit du village. Au bout de quelques kilométrés, la voiture ralentit, roulant presque au pas :
« Vous avez bien dit un transformateur, hein ? »
Il n’attendait même pas de réponse. Il jeta un coup d’œil machinal au compteur : 52 398 francs ! Comment allait-il oser lui donner un chiffre aussi astronomique ? Après tout c’était de sa faute, à elle, pourquoi ne lui avait-elle pas demandé un forfait ?
« Le voilà, votre transformateur ! »
Un pylône de béton, veillant au carrefour de la route principale et d’une autre, empierrée, qui grimpait dans la colline. Le chauffeur sauta de voiture, repéra un poteau indicateur dont les inscriptions semblaient effacées, s’en approcha et jeta triomphalement :
« Cagoulet ! Vous voyez, c’est écrit ! Deux kilomètres. On y va ? »
Elle fit non de la tête, manifestant son désir de descendre là. Il poursuivit :
« Ça m’étonnait, aussi ! Un village qui a pas de nom, c’est des idées de Parisien, ça !
— Vous me donnez mon sac ? »
Il ouvrit le coffre arrière, en sortit le sac de marin qu’il garda dans les mains, sans oser le poser par terre ou le lui tendre.
« Je vous dois combien ? »
Il fut réellement peiné de le lui dire :
« 52 720 francs. »
Il baissa la tête, comme s’il avait proféré une grossièreté. Il aurait voulu lui faire un prix :
« Disons cinquante et ça ira très bien. »
Elle lui sourit, plongea ses doigts dans le sac — des doigts, il était prêt à le jurer, qui n’avaient jamais baigné dans aucune eau de lessive — et en tira une liasse effarante de gros billets : il en fut presque choqué :
« Vous vous baladez avec tout ça sur vous ? »
Nouveau sourire. Elle lui tendit six billets. Il en prit cinq et lui en rendit un. Elle refusa :
« Bon, alors, je vais vous rendre la monnaie. »
Elle l’arrêta d’un geste :
« Gardez tout, j’ai été ravie de voyager avec vous. »
Maintenant, il ne savait vraiment plus ce qu’il devait faire. Il restait planté devant elle, sa liasse à la main. Quand il leur raconterait ça, à Marseille… En vrai loup de mer, elle balança le sac sur ses épaules, d’un mouvement de hanches, lui sourit une dernière fois et s’engagea dans la pierraille. Il resta debout une bonne minute, contemplant sa silhouette qui s’éloignait, en admirant les formes moulées par le pantalon de grosse toile. Finalement, il secoua la tête comme pour sortir d’un rêve, se rassit à sa place et démarra, la tête pleine de pensées vagues.
À un moment, le chemin suivait la déclivité d’un vallon et Lena dut descendre, ce qui lui cacha pendant quelques minutes les maisons qu’elle apercevait sur la hauteur. Ce qui la frappait surtout, c’était la qualité du silence et l’odeur parfumée de l’air. Parfois, le bruit de ses pas provoquait un glissement bref et furtif dans les herbes, fuite d’un lézard peut-être, ou d’un lapin. Malgré ce qu’elle avait à faire, elle se sentait étrangement libre, et jeune, n’arrivant pas à croire que quoi que ce soit puisse avoir l’air plus vrai que ce paysage. Quelque chose de solide, de dru et de pur à la fois, ni trafiqué ni faisandé. Sans savoir pourquoi, elle se mit à courir, heureuse de sentir ses jambes souples et le jeu délié de ses muscles. En dehors de l’asphalte stupide des courts de tennis, depuis combien de temps n’avait-elle pas couru, couru pour le plaisir, sans autre but que l’excitation de la course ? Elle arriva en haut de la pente, et, progressivement, vit à nouveau les trois ou quatre grosses fermes, le toit d’abord, auquel des tuiles manquaient, puis les murs épais percés de petites ouvertures circulaires, juste sous la charpente, et, plus bas, des fenêtres aux volets gris et tavelés de vieillesse. L’air portait extraordinairement les sons. Lui parvinrent aux oreilles le gloussement d’une poule et les accords métalliques d’une guitare. Sur la gauche des maisons, elle vit, légèrement détachée, une espèce de grange flanquée d’une meule de paille, et un puits, non loin d’un olivier. Devant le puits, une silhouette d’homme qui tirait de l’eau dans un seau. L’homme était nu jusqu’à la ceinture et se mit à vocaliser en suivant les notes de la guitare. Lena s’arrêta un instant, invisible encore pour l’homme. Elle posa son sac à ses pieds et regarda, s’imprégnant de la lumière, de la mélodie, du parfum de l’atmosphère, contemplant le dos musclé et bronzé de cet homme qui, elle le voyait maintenant, avait les cheveux très longs, attachés derrière le cou en une espèce de natte. Elle pensa qu’elle vivait un instant rare, bien qu’elle s’en défendît, car il n’y avait aucune raison qu’il le fût. Pourtant, cela lui rappelait une autre seconde de grâce dont elle avait joui des années plus tôt, en Grèce, au cours d’une croisière sur le yacht de son mari, alors qu’elle nageait du fond de la mer vers la surface où elle apercevait, presque translucide à force d’être orange, le corps de son amant. Elle prit une brève inspiration, remit son sac à l’épaule et se dirigea d’un, pas décidé vers les fermes. Sur le sol, ses espadrilles ne faisaient aucun bruit. Elle n’était plus qu’à dix mètres de l’homme quand, d’instinct, il se retourna, le seau plein d’eau à bout de bras :
« Hello !… »
Elle eut un sourire gauche et répliqua :
« Hello !… »
Aucun des deux ne bougea plus. Lui, avec son seau, elle, avec son sac. Simplement, ils se regardaient, sans mot dire. Il devait avoir vingt, vingt-cinq ans, était immense, presque maigre, barbu, noir de cheveux, noir partout de soleil, sauf les dents qui fendaient son visage comme une ligne de lumière, et les yeux, très clairs, qui le trouaient comme les ouvertures d’un masque. Lena pensa que, en dehors de Marc, elle n’avait jamais vu un homme aussi beau : qu’est-ce qu’ils foutaient, les producteurs, à Hollywood, au lieu de venir chercher ce dieu dans ses labours ? Elle fit un effort énorme pour revenir à la réalité. Elle se composa un masque lointain, qu’elle voulait autoritaire. Dans la maison, la guitare s’était arrêtée de scander la scène, et le silence n’en devint que plus énorme. Il la regardait toujours, amical, bienveillant, rigolard, sûr de lui. Lena jeta d’une voix brève en anglais :
« Je viens chercher ma sœur. »
Le sourcil droit du garçon se déplaça vers le haut d’un millimètre. Il posa son seau :
« Qui c’est, ta sœur ? »
Lena fut stupéfaite qu’on pût la tutoyer. Elle avala sa salive :
« Melina. Melina Mikolofides. »
L’autre eut un grand sourire :
« Ça alors ! Tu es la sœur de Melina ? Elle est allée chercher du bois… Tu veux boire ? »
Lena prit conscience qu’elle mourait de soif :
« Non, merci.
— Vas-y ! Elle est fraîche !
— Merci, non.
— Goûte-là ! Tiens, viens, regarde… »
Il posa le seau sur la margelle du puits, s’approcha d’elle, la prit par la main et la tira vers le puits sans qu’elle ose protester.
« Vas-y… Bois… »
Ne résistant plus, elle se pencha au-dessus du seau plein d’ombre bleue et y trempa les lèvres. L’eau était si glaciale qu’elle lui brûla la bouche. Elle but longuement, à grands traits avides.
« Alors, c’est toi, la femme de Satrapoulos, le type du pétrole ? »
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