D’un seul bond, le Grec sauta de son lit, entraînant à sa suite un enchevêtrement de draps et de couvertures. Il s’arrêta au milieu de la chambre, se plia en deux, appuya ses mains sur ses cuisses et poussa un rugissement de joie…
« Ah !… Ah ! ah ! ah !… Les cons !… Ah ! ah ! ah !… »
Fébrilement, il esquissa quelques pas de sirtaki, brassant l’air de ses bras. En tournoyant, il se retrouva planté devant une glace, hurla de rire en rencontrant son image vers laquelle il pointa son index :
« Les pauvres types !… »
Il enroula le drap autour de sa tête, roulant des hanches pour une danse du ventre effrénée. Avec ce pyjama rayé et ce turban, il se trouvait irrésistible. Il se laissa tomber sur le dos, roula sur lui-même plusieurs fois, se redressa en souplesse et sauta sur le lit où il joua à rebondir sans toucher le plateau de victuailles qui était dessus. Une bouteille de vin renversée le ramena à la réalité l’espace d’une seconde, ce qui lui permit de capter d’autres bribes de phrases désopilantes…
… milliers de petits porteurs… siège des guichets de banque… conseil ministériel…
Son fou rire le reprit et il se jeta à nouveau dans une sarabande. Depuis une heure très précisément, il était devenu seul et unique actionnaire de ses propres affaires. D’un seul coup, par l’intermédiaire d’hommes de paille téléguidés pair des banques d’Amérique latine, il avait racheté pour une bouchée de pain la totalité des valeurs qui représentaient son capital à l’extérieur.
Désormais, plus de conseil d’administration, plus de sourires aux créanciers ou aux associés : les décisions, les responsabilités, il les assumerait seul, sans même avoir à faire semblant de les partager avec d’autres. Éliminé Kallenberg !… Éliminée la vieille Mikolofides !… Il allait pouvoir procéder à une nouvelle répartition du capital : tout pour lui !… Il contrefit sa voix et lança, avec la puissance d’un ténor, sur le grand air du Trouvères « Voilà comment… com… ment… je comprends les affai… ai… res !… »
Il s’affala sur la chaise basse sur laquelle, quelques heures plus tôt, le pope avait marmonné ses prières — un pope crasseux acheté pour trois fois rien. Pendant que la radio continuait à égrener des paroles qui tournaient à vide, il dit :
« Merde ! Je ne me suis jamais aussi bien senti que depuis que je suis mort !… »
Il repartit dans un éclat de rire qui semblait ne devoir jamais finir.
« Vous êtes fous ! Vous êtes complètement cinglés ! »
Vitaly vient de réunir une nouvelle conférence dans son bureau. La gaffe a été superbe : la station a annoncé officiellement la mort d’un homme qui a lui-même téléphoné dix minutes après pour exiger un démenti immédiat !
« De quoi on a l’air ? »
Vitaly veut oublier qu’il a donné en personne l’ordre de balancer le canard à l’antenne. Peut-être même l’a-t-il oublié réellement ? Maintenant, il lui faut des têtes :
« Je saurai exactement qui a commis l’erreur ! Je le saurai ! Qu’est-ce que je vais lui dire, moi, à M. Ribot, quand il me demandera des comptes ? Que j’ai engagé des pignoufs ? »
La mauvaise foi de Vitaly ne surprend aucun des rédacteurs. Arriver au pouvoir, c’est avoir le don de se mettre en avant quand tout marche bien et de se dérober quand rien ne va plus. Pas un d’entre eux n’ignore cette règle. Ils sont prêts à l’appliquer sans pitié le jour où il s’agira de gravir un échelon en jetant bas celui qui se cramponne au cocotier, Vitaly peut-être. M. Ribot, c’est le principal propriétaire de la station. Il a démarré dans le beurre, il s’est épanoui dans les ondes. Vitaly, très introduit dans les milieux parisiens, lui a fait connaître tout le gratin. Ribot a donc pensé que Vitaly lui était indispensable. Comme la plupart des grands requins, Ribot ne sait pas que les ambassadeurs sont des parasites, que la seule vue de son carnet de chèques aurait suscité de puissantes vocations d’amitié et de fidélités, aussi longtemps en tout cas que les chèques auraient été couverts. Ce n’est pas tout. Vitaly a appris le tennis à Ribot. Ribot, le jour où il a eu une raquette sous le bras, du caoutchouc sous les semelles et un short sur les fesses, a estimé qu’il faisait définitivement partie d’une élite. Dans l’industrie du beurre, on ne joue pas au tennis. Vitaly sait donc qu’il est tabou, quoi qu’il ait fait. Les autres le savent aussi. Nul n’aura la mauvaise idée de rappeler au rédacteur en chef qu’il a pris tout seul sa décision. Cependant, ils se détendent légèrement. C’est à eux, personnellement, que Vitaly adresse ses reproches. C’est le signe qu’il ne leur en veut pas. Quand il veut la peau de quelqu’un, Vitaly joue au billard, rabrouant Pierre pour bien montrer que c’est Paul, à qui il ne dit rien, qui a commis la bévue. Il faut le connaître, Vitaly, il faut savoir tout ça si l’on veut conserver sa place sans être cardiaque à quarante ans. Or, en ce moment, il houspille tout le monde, sauf Frey, le nouvel arrivé. On a compris : Frey ne va pas faire de vieux os dans la maison. Frey craint d’avoir compris lui aussi. Il ne sait plus comment ne pas perdre la face. Pire : il se sent réellement coupable.
Dix jours auparavant, S.S. se trouvait à Cascais chez le prophète. Il avait quelque chose à lui demander mais ne savait trop comment s’y prendre, craignant que son « conseiller astral » ne le jugeât ridicule.
Il était là, hésitant, et l’autre sentait bien que ce qu’il avait à lui dire résidait précisément dans ce silence qui se prolongeait. Finalement, le Grec se décida avec gaucherie :
« Et le cœur, vous ne me parlez jamais du cœur.
— Je croyais qu’il ne battait que pour vos affaires ?
— Les femmes et les affaires vont souvent de pair.
— Que voudriez-vous savoir ?
— Je voudrais que vous me parliez d’une femme.
— Dites… Non, plutôt, ne dites rien, je vais regarder. »
Kalwozyak étala ses tarots…
« Elle est jeune…
— Évidemment.
— Elle est très protégée. Je la vois entourée de murs, de barrières… »
Satrapoulos eut une expression résignée :
« Ça !…
— Mais ces murs, ce n’est pas elle qui les dresse entre vous… Elle est entourée d’une foule de gens… Elle s’ennuie. Son nom est-il de notoriété publique ?
— Oh ! oui.
— Actrice ?
— Non. Bien qu’en un sens…
— S’agit-il de la femme avec qui vous vivez ?
— Pas du tout, non. Une autre.
— Elle joue un rôle… Ou on lui fait jouer un rôle… Qu’est-ce que c’est ?
— Politique…
— Eh bien, je peux vous affirmer qu’elle ne tient pas le coup. Elle craque !
— C’est impossible.
— Seigneur, que de menaces ! La mort… »
Le Grec s’accrocha à son fauteuil :
« Pour elle ?
— Non, non… La mort partout… Mais elle est protégée… Elle est mariée ?
— Oui.
— Quel est votre problème ?
— J’aimerais savoir… J’ai l’impression qu’elle me trouve… sympathique. Elle m’envoie des cartes, comme une gosse… Demain, peut-être, elle aura tout un pays à ses pieds…
— Vous la voyez souvent ?
— Non. Une fois, elle est venue en croisière sur mon bateau. Elle m’a dit que, si elle en avait le choix, c’est l’endroit où elle préférerait vivre.
— Qu’est-ce qui vous tracasse ?
— Elle m’intimide.
— Vous êtes amoureux ?
— Je ne sais pas. Je vous parais idiot, hein ?
— Pas plus que n’importe quel amoureux… », dit pensivement le Prophète.
Il lança un regard perçant à Socrate :
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