Elle sauta brutalement du lit, se mit debout, ôta son peignoir et retourna avec résolution dans la salle de bain, décidée à savoir où elle en était réellement. Elle s’approcha du miroir. À l’instant où son image allait s’y réfléchir, elle sembla se ratatiner et en détourna promptement les yeux, n’en percevant qu’un contour mou et imprécis dans une vision marginale.
À pas lents, elle revint dans la chambre et prit sur l’unique commode l’objet dont elle ne se séparait jamais, une énorme paire de lunettes noires qu’elle chaussa, faisant passer l’extrémité des lourdes branches d’écaille sous sa chevelure dont elle corrigea le désordre par un tapotement de la main à la hauteur des tempes. Elle faillit retourner dans la salle de bain, hésita et vint se rasseoir sur le lit. Elle avait tâté de toutes les ascèses, espérant que des disciplines fumeuses et ésotériques viendraient à bout de ses angoisses. Sur un plan d’hygiène, jamais d’alcool, pas de viande, des légumes cuits à l’eau. Pas de maquillage non plus. En guise de robes, des draperies amples qu’elle faisait acheter par sa gouvernante dans des décrochez-moi-ça de banlieue, toujours assez bonnes pourvu qu’elles masquent cette silhouette abhorrée qui continuait pourtant à faire rêver trois générations d’imbéciles. Son luxe à elle, c’était de s’isoler en toutes saisons sur une plage déserte et de se jeter à l’eau toute nue, que la mer soit glacée ou pas, pour y nager avec volupté pendant des heures, défiant le froid et la fatigue, orgueilleuse jusqu’à la folie de ses ascendances russes.
Elle fut saisie d’un nouvel accès de rage et se tordit sur le sol, essayant de le mordre, roulant sur elle-même, se contorsionnant. Puis, elle se mit à quatre pattes, la tête pendant entre les épaules comme un poids mort au bout du cou, et elle la secoua dans tous les sens, poussant des gémissements, lèvres closes, les cheveux balayant les tapis précieux recouvrant la marqueterie du parquet. Enfin elle roula sur le dos, éleva ses jambes à la verticale, cambra les reins et ramena doucement le bout de ses pieds en direction de ses épaules, jusqu’à ce que ses genoux se trouvent placés de part et d’autre de son visage, qu’ils encadrèrent en touchant le sol. Elle se figea dans cette position, longtemps, statue immobile et minérale.
Au bout de plusieurs minutes, son corps, parcouru d’imperceptibles frémissements, sembla reprendre vie. À nouveau, ses jambes se dressèrent à la verticale pour revenir, en souplesse, à leur point de départ. Elle se remit enfin debout et amorça une troisième expédition vers la salle de bain. Cette fois, elle aborda le miroir de face, les yeux fermés. Elle fit glisser son peignoir mais garda ses lunettes sur le nez.
Mentalement, de toutes ses forces, elle se donna l’ordre de rouvrir les yeux, imaginant avec malaise ce qu’ils allaient voir : une grande femme presque maigre, un peu osseuse, le corps très blanc centré sur le pubis d’un noir absolu, le regard camouflé sous les énormes verres fumés. Au moment où elle allait oser se regarder, on sonna à la porte. À la fois furieuse et intensément soulagée, elle s’éloigna d’un pas de la zone dangereuse et rouvrit les yeux, sans que la blancheur du mur ait pu lui renvoyer quoi que ce soit d’elle-même.
Au-dehors, dans la coursive, on insistait. Elle s’approcha à pas de loup du hall d’entrée et ne bougea plus. Le timbre continua à grésiller, insupportable. Elle se mordit les lèvres et se boucha les oreilles un long moment. Progressivement, elle ôta les mains de ses oreilles. Le silence…
Furieusement, la sonnerie se remit en branle. Excédée, elle hurla :
« Qu’est-ce que c’est ?… »
Une voix lui parvint :
« Ce sont vos œufs, madame… »
C’était Céyx, un maître d’hôtel qu’elle redoutait et détestait sans bien savoir pourquoi. Peut-être une allure équivoque, quelque chose de chafouin dans le regard. Il la dévisageait tout le temps quand il la servait. Insupportable. En riant, Socrate lui avait un jour raconté que, dans la mythologie grecque, Céyx était un type qui, par amour pour Alcyoné, son épouse, avait été métamorphosé en oiseau de mer. Si cela pouvait lui arriver, à elle ! Si elle pouvait s’envoler ! Elle bredouilla :
« Posez-les devant la porte… »
Et d’abord avait-elle même commandé des œufs ? Elle n’en avait aucun souvenir. Elle attendit, figée, espérant que l’intrus allait renoncer à forcer sa porte sous prétexte d’être aux petits soins, et partir. Mais la voix abominable ne se tut pas pour autant. Sur un ton de reproche affectueux et respectueux :
« Madame… Ils vont refroidir… »
Lorsque Socrate n’était pas à bord — elle en avait la certitude maintenant — on se donnait le mot pour la torturer. À bout de nerfs, affolée, Wanda Deemount — la Deemount — cria d’une voix aiguë :
« Entrez alors ! Mais vite !… »
Nerveusement, elle rabattit les pans de son peignoir. Céyx entra et s’inclina, tenant le plateau à bout de bras. Elle guetta une lueur d’ironie sur son visage, une ombre de moquerie qui lui aurait fourni l’occasion de le rabrouer, de se plaindre de lui… Mais non, il n’y en avait pas. L’autre était simplement impassible et la fixait d’un œil neutre. C’était horrible de le voir debout, son plateau à la main, et d’imaginer qu’il la jugeait. Sa fureur et son angoisse redoublèrent :
« Montrez-les-moi, ces œufs ! »
Céyx souleva le couvercle en argent massif qui recouvrait le plat. Méfiante, Wanda s’approcha et le flaira :
« Regardez ! On voit le jaune !… Vous savez bien que ça me dégoûte !
— Madame, c’est le chef… »
Elle cria :
« Remportez-les ! Je ne veux pas voir le jaune ! »
Dans le dos du maître d’hôtel, la porte s’ouvrit et Satrapoulos entra dans la cabine. Wanda lui trouva l’air abattu. Mais quand il s’adressa au stewart, elle comprit au ton de sa voix qu’il était sur le point d’exploser de fureur :
« Que se passe-t-il ? »
Céyx, sentant nettement la menace, balbutia :
« Je ne sais pas, monsieur… C’est Madame… Les œufs…
— Qu’est-ce qu’ils ont ces œufs ? »
Avec désespoir, Wanda lui dit précipitamment :
« On voit le jaune. »
Après les rebuffades que sa mère venait de lui infliger, le Grec avait une envie féroce de s’en prendre à n’importe qui. À Céyx, par exemple.
« Faites voir ! »
À son tour, il examina le plat et rugit, bégayant de toute cette colère impuissante qu’il contenait depuis une heure : « Qu’est-ce que vous foutez donc ? Pourquoi est-ce que je vous paie ?… Vous les avez vus, ces œufs !…
— Mais monsieur… C’est le chef…
— Quel chef ?… Il y a un chef ici ?… Vous n’êtes même pas fichu de faire cuire un œuf !… »
Wanda intervint :
« Je vous en prie, Socrate… C’est sans importance. Je n’en ai plus envie. »
Satrapoulos hurla dans le nez du maître d’hôtel :
« Vous entendez !… Mes invités ne veulent même pas de la nourriture que vous leur présentez !… Où est-ce que vous vous croyez, dans une gargote ?… »
Écumant, les mots étant trop faibles pour le soulager, il plongea la main dans les œufs et les écrasa. Le jaune et de l’huile glissèrent entre ses doigts, maculant les manchettes de sa chemise, ce qui eut le don de faire redoubler sa violence :
« Vous appelez ça des œufs, vous !… »
Il brandissait sa main souillée et dégoulinante à deux centimètres du visage de Céyx, qui était persuadé que le patron allait lui en barbouiller la figure. Il faillit le faire, mais, se ravisant, se contenta d’essuyer sa main sur le plastron de la vareuse immaculée du maître d’hôtel au garde-à-vous, la recouvrant avec volupté de graisse et de jaune d’œuf. Dans son désarroi, Céyx jetait un regard implorant à la Deemount, la prenant à témoin de cette navrante injustice. Le Grec aboya :
Читать дальше