« Je peux passer la main, te les revendre… Autant que ce soit toi qui en profites.
— J’avais oublié… La famille…
— Eh oui !… Tiens, tu pourrais par exemple me céder trente pour cent de tes parts dans le fret de l’Arabie Saoudite… Suis pas gourmand, moi…
— Va te faire foutre.
— … et je te revendrais les chantiers en contrepartie. Sans bénéfice. Enfin, dix pour cent pour mes frais. Normal, non ?
— Va te faire foutre.
— Tu vois, on s’énerve, on s’énerve… Et on perd le sens des affaires !… Réfléchis… J’attendrai ta réponse jusqu’à demain midi. La nuit porte conseil. Je vais déjà faire préparer les contrats… Au cas où tu changerais d’avis…
— Va te faire foutre !… », hurla le Grec.
Il pivota et se précipita jusqu’à l’échelle de coupée qu’il dévala pour sauter dans le hors-bord. Le bruit des moteurs ne fut pas suffisant pour couvrir la voix de Kallenberg qui hurlait, du haut de la passerelle :
« Demain !… Midi !… »
Au moment de regagner sa cabine, alors qu’il lui baisait la main pour prendre congé, la Menelas murmura :
« Vous avez des ennuis ? »
Un peu surpris par ce flair, le Grec secoua la tête :
« Mais non… Bonne nuit. »
Plus fort, pour les autres :
« Dormez bien !… Quand vous vous réveillerez, nous serons au large ! »
Le dernier invité disparu, Satrapoulos se rendit au poste de commandement où veillait Stavenos :
« Je veux qu’on lève l’ancre à l’aube. À six heures, pas plus tard. Cap nord-est. Je vous donnerai d’autres ordres à mon réveil.
— Bien, commandant. Je vais prévenir le capitaine. »
Le Grec quitta la pièce et traversa le pont à grandes enjambées. Maintenant, il allait régler ses comptes. Arrivé devant la cabine de Lena, il en ouvrit la porte à la volée. Elle était allongée tout habillée sur le lit. Elle se redressa à demi :
« Qu’est-ce qui te prend ?
— Tout ça est de ta faute !
— Quoi ?… Qu’est-ce qui est de ma faute ?
— Tu es la pire de mes ennemies. Tu fais le jeu de mes adversaires ! »
Elle le regarda, interloquée :
« Je suis fatiguée, j’ai envie de dormir. Je ne sais pas de quoi tu parles, laisse-moi tranquille.
— Je voulais partir, moi, ce soir !… Il a fallu que tu insistes pour faire plaisir à cette grande saucisse !… »
Il tournait autour d’elle, l’œil mauvais. S’il ne déchargeait pas sa colère sur quelqu’un, il allait éclater…
« Tu sais combien ça me coûte ce dîner à la con ?… Soixante millions de dollars !… Tu t’en fous, hein ?… C’est pas toi qui les perds !… Tu as maman derrière toi !…
— Socrate !
— La ferme ! »
Des larmes vinrent aux yeux de Lena. Avec le courage des faibles, elle fit face et attaqua :
« Tu n’as pas le droit de me parler comme ça ! J’en ai assez des pouffiasses dont tu bourres mon bateau !
— Ton bateau !…
— Oui ! Je suis chez moi ici !…
— Alors restes-y ! C’est moi qui foutrai le camp ! Je t’ai assez vue !
— Salaud, va !… Salaud ! »
Le ton avait monté, on devait les entendre…
« Tu vas te taire !
— Je me tairai si je veux !… grinça Lena… Tu es fou !… En pleine nuit !… Dans ma cabine !… »
Elle éclata en sanglots et gémit entre deux hoquets :
« Je le dirai ce que tu viens de faire… comment tu me traites…
— Tu me fais perdre soixante millions ! Tout ce que tu trouves à me reprocher, ce sont les amis que j’invite !… Aucune femme ne te plaît !… Tu es jalouse, maladivement jalouse !…
— Je le dirai !…
— À qui le diras-tu ?… »
Elle renifla :
« À maman !… »
Exaspéré, le Grec haussa les épaules et sortit en claquant la porte. Il remonta sur le pont qu’il arpenta nerveusement. Il eut envie de tout planter là, d’aller prendre une bonne cuite sur le port. Il fallait qu’il se calme… Il alluma un cigare et alla s’asseoir auprès d’une embarcation de sauvetage sur le pont arrière. Pendant longtemps, une heure peut-être, il fuma. La nuit était extraordinairement calme. Là-bas, sur le quai, des bouffées de musique s’échappaient des boîtes encore ouvertes. Il écouta le clapotis de la mer. En fermant les yeux, il pouvait se croire au large, seul survivant du Pégase abandonné par ses passagers. Il leva la tête. Il y avait des étoiles partout. Il regarda celle qu’il avait choisie étant enfant comme étant la sienne, une petite, pas très visible, mais dont il était sûr qu’elle appartenait à lui seul. Elle semblait clignoter par intermittence. Le Grec soupira :
« Je ne vais pourtant pas me laisser manœuvrer par ce con !… »
Il fallait qu’il invente une parade. Il décida de se faire confiance. Il se rendit au poste de commandement où il trouva Kirillis et Stavenos penchés sur une carte.
« J’ai changé d’avis. On ne part plus. Stavenos, dites à Céyx de me réveiller à huit heures. On lèvera l’ancre avant le déjeuner. Bonsoir. »
Un peu apaisé, il regagna sa cabine, se servit un whisky, alluma un autre cigare et se concentra. Il était un peu plus de trois heures. Il lui en restait quatre ou cinq pour réfléchir. Il refusait l’idée de se laisser dépouiller par ce voleur sans tenter de se défendre. Mentalement, il se mit à évaluer les sommes qu’il aurait offertes au génie lui apportant le moyen de se tirer du pétrin. Mais qui ? En dehors de lui, il ne voyait personne. Et pour le moment, il ne trouvait rien.
À neuf heures, le hors-bord toucha terre. Le Grec sauta sur le quai et s’engagea sur la passerelle du Vagrant. À la main, il avait une serviette noire. Mis à part quelques hommes d’équipage qui astiquaient le pont, le bateau semblait dormir. Un officier en second s’avança :
« Puis-je vous être utile, monsieur ?
— Prévenez votre patron que je suis arrivé.
— Bien, monsieur. »
Satrapoulos fut accosté par un maître d’hôtel délaissant les fleurs qu’il disposait dans un vase…
« Puis-je vous servir quelque chose, monsieur ?
— Merci, non. »
Le Grec fit quelques pas sur le pont, s’émerveillant de l’architecture du navire, à la fois hardie, fine et puissante… Un rêve… Il leva la tête à plusieurs reprises, imaginant les voiles hissées claquant dans le vent. Plus loin, sur le port, il vit des gens prendre le soleil à la terrasse des cafés, à demi vêtus de couleurs claires. Ses propres vêtements le firent sourire. Sans y prêter attention, il avait endossé son uniforme de requin de la finance, son éternel costume d’alpaga noir. Il n’entendit arriver Kallenberg que lorsqu’il fut sur lui :
« Alors, sacré pirate !… En forme ?… »
Pas rasé, encore bouffi de sommeil, Barbe-Bleue paraissait réjoui. Satrapoulos resta de glace sans prendre la main qu’il lui tendait.
« On descend dans ton bureau ?
— Allons-y. »
Ils s’y retrouvèrent face à face, assis de part et d’autre de l’immense table de travail en authentique Louis XVI.
« Tu as préparé les contrats ? demanda le Grec.
— Évidemment… rétorqua Herman d’un petit air supérieur.
— Parfait. Donne. »
Kallenberg lui passa les documents. Socrate s’en empara. Sans les lire, il les déchira. Devant l’expression éberluée de Barbe-Bleue, il ricana :
« Ça t’étonne ?… Tu me prends pour un con ?
— Comment ?… Tu refuses ?…
— À tes conditions, oui. Tu m’as eu, c’est vrai, mais pas autant que tu crois.
— Qu’est-ce que tu proposes ?
— Tu veux trente pour cent des actions de ma société. Tu n’en auras que vingt. Tu veux me céder l’affaire Haïdoko dix pour cent de plus que tu ne l’as payée. C’est non. Tu me la vendras dix pour cent de moins. »
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