Les mots échappés de la nuit l’inspiraient pour le jour à venir, et le simple fait d’avoir une preuve écrite de l’existence de cet autre lui-même lui donnait courage. Il n’avait plus peur de son ombre, son ombre c’était l’ Autre , qui le protégeait.
Au petit matin, ivre de tout, il saisit le calepin posé sur la table de chevet et écrivit quelques mots à la va-vite pendant que Loraine, enveloppée dans un couvre-lit, prenait le frais sur le balcon.
Méfie-toi de ceux qui confondent l’éclairage et la lumière.
Il se redressa tout à coup et resta un long moment tétanisé, le journal en main, incapable de réagir. Au loin, il entendait la voix de Julien Grillet sans comprendre ses paroles. Paul fit quelques pas dans son bureau, ouvrit la fenêtre, laissa traîner un regard vague sur la cour de récréation vide de l’école d’en face, porta une main à sa bouche et réprima un haut-le-cœur. Il lui fallait sortir d’urgence, sans savoir où aller.
— Je m’absente un moment, tu peux prendre les coups de fil ?
— … Ça va ?
— …
— T’es blanc comme un linge.
— J’ai un rendez-vous ici dans une heure, mais je n’y serai pas. Prétexte n’importe quoi, propose une autre date. Je ne fais jamais ça…
— Je m’en occupe. Appelle-moi si tu en as besoin.
Julien le suivit jusqu’au vestibule et referma doucement la porte derrière lui. Au bas des escaliers, vidé de ses forces, Paul s’assit sur une marche et ouvrit à nouveau le quotidien chiffonné.
Les amis de Thierry Blin, disparu il y a un an,
sont invités à se retrouver le mardi 16 mai à 18 heures,
au 170, rue de Turenne, Paris III e,
pour boire le verre du souvenir.
*
Il y avait sûrement erreur.
Le crime était parfait.
Il en était l’auteur.
Disparu, Blin, rayé de la liste des vivants. Il n’était ni bon ni mauvais, il était mortel, Paul n’avait fait que précipiter l’inéluctable. Et Dieu sait si, un an après son forfait, Vermeiren s’était cru tiré d’affaire. Il avait joui de son impunité comme si le scénario de son crime et son incomparable exécution lui donnaient le droit de ne plus jamais être inquiété. Un an, c’était plus qu’une prescription, il avait mérité d’être classé dans les Vaines Recherches, il avait gagné le droit d’exister, de vivre sa vie, de faire son métier, de fréquenter qui bon lui semblait. Il ne nuisait à personne, il était même plutôt utile à la communauté, il payait des impôts et quantité de taxes, c’est dire si la société voulait bien de lui. Paul Vermeiren avait payé cher sa place et ne la lâcherait pas comme ça.
Rester rationnel, analyser. Le mot disparu pouvait laisser penser que Blin était considéré comme mort. Avec un peu de chance, ça voulait dire que ceux qui avaient passé l’annonce avaient fait le deuil de leur cher ami . Ami ! Rien que ce seul mot, écrit noir sur blanc dans un quotidien, était impensable. Blin n’avait pas d’amis, pas un seul pour boire le verre du souvenir . Blin aurait sûrement détesté avoir un ami capable d’une pareille formulation. Qui avait envie d’évoquer Blin ? Qui s’était aperçu de sa disparition ? Qui se souvenait de lui un an plus tard ? Laissez-le crever ! Vous lui foutiez la paix quand il était encore de ce monde. Blin avait le droit d’en finir, Blin avait le droit d’exiger qu’on ne prononce plus jamais son nom, Vermeiren n’avait fait que l’y aider.
Ce verre du souvenir devait avoir lieu le lendemain ; Paul avait le temps de fouiner vers ce 170, rue de Turenne qui ne lui évoquait rien. Un bus le laissa place de la République, il entra dans le café « Le Grand Turenne » où il se fit passer pour un ami de Thierry Blin.
— Je ne pourrai pas venir demain, je peux savoir qui organise la réunion ?
Le patron du café avait l’habitude de louer la salle du premier pour toutes sortes de réceptions ; Paul réussit à obtenir le nom de celle qui l’avait contacté : Mme Reynouard.
— … Reynouard ?
Son premier réflexe fut de décrocher le téléphone pour mettre Julien sur le coup. En y consacrant la journée, son associé avait une chance de remonter jusqu’à elle à partir de son seul nom. Il changea d’avis tout à coup, raccrocha, remercia le patron, et quitta le quartier.
En retournant à pied vers son agence, Paul se vit boire ce verre du souvenir au milieu de fantômes qui se souvenaient du fantôme de Blin. Il passa en revue toutes les mauvaises raisons de s’y rendre et les mille occasions de se trahir. La plus évidente était le risque de se voir entouré des seuls gens capables de débusquer Blin derrière Vermeiren. Il suffisait d’un détail insignifiant que Paul n’aurait su prévoir. Ce verre du souvenir était empoisonné.
Seulement voilà. Y avait-il un seul rendez-vous au monde plus fascinant que celui-là ?
*
Vingt-quatre heures plus tard, la tentation de jouer les morts vivants avait pris le dessus.
Il entra dans « Le Grand Turenne » à 18 h 30. Un léger brouhaha parvenait de la salle du premier étage, Paul monta les marches sans hésiter. Ce soir le diable et lui allaient se retrouver face à face. L’occasion rêvée d’entendre les spéculations sur la mort de Blin, connaître les suites de sa disparition, le bilan des recherches. Certaines informations pouvaient même lui permettre d’éviter des erreurs à venir. Plus que tout, il allait enfin savoir si Blin avait des amis. Faire connaissance. Mesurer leur douleur. Leur parler mais surtout les écouter. En moins d’une heure, il aurait l’assurance de ne plus avoir à s’en faire. C’était l’épreuve du feu, mais aussi la seule façon de se débarrasser du spectre de Blin, une fois pour toutes. En somme, il allait visser son propre cercueil.
Il aboutit à une enclave de la grande salle où une silhouette drapée dans une robe chinoise en satin bleu découvrait les feuilles aluminium des plateaux d’amuse-gueule. Elle tourna la tête à l’arrivée de Paul et l’accueillit d’un sourire.
— Bonjour.
— …?
— Vous avez lu l’annonce ?
— Oui.
— C’est par ici, venez. Je m’appelle Brigitte Reynouard, dit-elle en lui tendant la main.
… Mademoiselle ?
Comment avait-il pu oublier qu’elle s’appelait Reynouard ? Elle qui connaissait le numéro de sécurité sociale de Blin par cœur, ses numéros de compte, les petits secrets de son quotidien et de ses états d’âme ; il n’avait pas même fait l’effort de retenir son nom de famille. Il ne l’avait jamais appelée que « Mademoiselle ». Brigitte voulut le débarrasser de sa veste en cuir ; encore hébété, gauche, il préféra la garder. Elle était là, face à lui, telle qu’il l’avait toujours connue, souriante en toutes circonstances. Blin savait déchiffrer le sourire de Brigitte, elle pouvait tout exprimer du bout des lèvres. Je ne vous connais pas, mais merci d’être là, qui que vous soyez , disait-elle ce soir à cet inconnu. Ses longs cheveux raides, d’un noir synthétique, tombaient sur ses épaules en satin bleu.
— Vous me suivez ? Les autres sont déjà là.
Brigitte regardait les gens dans les yeux, ses poignées de main étaient franches, ses bises étaient gourmandes et sincères, comme si elle prenait vraiment plaisir à frotter ses joues contre celles de l’autre. En accueillant Vermeiren, elle n’avait rien éprouvé de particulier, sinon la joie de partager ce moment avec un ami de plus. Paul venait de passer une première épreuve avant même d’avoir eu en main ce fameux verre.
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