Le vin coulait dans les veines de Nicolas et le réchauffait enfin. Il se sentait proche de ce sommelier merveilleusement forcené. Il ferma les yeux un instant et poussa un soupir qui marquait la frontière entre ce monde-ci et ce monde- là .
Il connaissait ce monde-ci depuis toujours, c’était celui de l’enfance et des années qui passent. Un bon vieux réel auquel il était condamné, comme les autres. Ce monde-ci avait presque tout pour lui, il était dépositaire du passé et garant de l’avenir. Il donnait envie d’exister, faute de vivre. Ce monde-ci n’était pas ce que les hommes pourraient en faire mais ce qu’ils en faisaient. Il resterait, les hommes non. Il était fait de compromis, de pis-aller, on y cherchait le petit bonheur du jour, on y pansait la plaie du moment. Quand on tentait de le fuir, il devenait prison ; on ne vivait pas en marge de ce monde-ci. Il faisait payer cher tous ceux qui avaient eu la faiblesse de regarder vers ce monde- là .
Et ce monde-là était bien différent.
C’était une terre d’asile pour celui qui désirait, parfois, s’échapper de ce monde-ci. Une taverne ouverte jour et nuit, accueil chaleureux et prix modiques. Les hommes y étaient tous frères, tous égaux, enfin. Qui n’était pas le bienvenu dans ce monde-là ? La porte en était toujours ouverte, la confrérie accueillait les gens les plus divers, les plus heureux, les plus tristes, les plus fous, les plus sages. On pouvait y reprendre son souffle, le temps de retrouver le sourire. Les plus désespérés y élisaient domicile. Les plus lucides aussi. Il suffisait d’un verre. Et surtout d’un soupir.
— En dessert, je vais reprendre un plat d’aubergines, dit-elle.
Le sourire tendre et mutin de Loraine le fascinait bien plus que tous les chefs-d’œuvre de Rome. Il posa sa fourchette et la regarda manger, boire, sourire, s’étonner de tout ; il voulait retenir ce court instant d’harmonie, embrasser tant de qualité d’un seul regard. Même s’il savait que d’ici quelques secondes, une heure, un jour, toute la tristesse universelle allait lui retomber dessus, à cet instant précis, il avait le cœur en joie. Il commanda une autre bouteille en se disant qu’à force d’en ouvrir, il finirait par trouver le message d’un naufragé, la carte d’un trésor, le secret du bonheur.
— On commence par la Sixtine ou par la Pietà ? demanda-t-elle.
— On file direct à l’hôtel faire l’amour. Si tu veux, je peux travailler le côté Renaissance.
— N’importe quoi…
— Allons voir la Pietà , si tu préfères. Mais promets-moi qu’une fois rentrée à Paris tu ne parleras plus de Michel-Ange pendant quinze jours.
À cette seconde précise, si Méphisto en personne lui était apparu pour exaucer un seul souhait en échange de son âme, Nicolas aurait demandé à entrer dans la collection de Loraine. Jamais il ne serait un inventeur, même mineur, il était le contraire ; l’idée du Trickpack avouait une certaine fantaisie, celle qu’il laissait s’exprimer quand il était éméché, mais son esprit créatif s’arrêtait là, dans un surplus d’absurdité dont l’humanité se serait bien passé. Que lui restait-il pour impressionner celle qu’il aimait, briller pour ses seuls yeux, se sentir unique ? Il se serait damné pour trouver le souffle, la force, la beauté.
Une idée folle lui traversa l’esprit, il laissa échapper un rire qui venait de très loin.
Le piano, muet, dans son coin, lui faisait penser à un élève puni.
Non, tu n’oseras jamais.
Il but un verre entier de cette seconde bouteille et regarda le dos de ses mains tendues, parfaitement immobiles.
Ça fait trop longtemps, Nicolas. Tu vas te rendre ridicule.
Désormais, il n’avait plus besoin de sa timidité originelle, elle ne le protégeait plus. La piétiner devenait un plaisir.
Tu ne sauras plus, ces choses-là s’oublient.
Et quand bien même.
Il y avait combien… quinze ans ? vingt ?
La pulpe de ses doigts le démangeait, il serra les poings.
Loraine leva les yeux vers lui quand il se dirigea, sans crier gare, vers le piano. Serveurs et clients n’y prêtèrent aucune attention, elle fut la seule surprise. Il s’installa, comme un vrai pianiste, frotta ses mains, joua un moment avec les touches. Loraine le regardait, bouche bée, fourchette levée, amusée, inquiète. Le léger brouhaha des tables rassura Nicolas, il était seul devant le clavier, à la recherche de quelques instants volés à sa jeunesse. Courbé sur les touches, il essayait de les identifier par associations d’idées, comme il le faisait à l’époque. Celle-là, au-dessus de la serrure c’est celle du pouce, avec un écart de trois touches pour l’auriculaire. La main droite, c’était quoi, déjà ? Je mettais le majeur sur une touche noire, vers la gauche.
Loraine croisa les bras ; elle aimait les surprises. Elle aimait Nicolas plus encore.
Qu’est-ce que je risque ?
Les notes de Debussy avaient-elles jamais vibré dans cette petite trattoria de la Piazza del Popolo ?
Nicolas retrouva le Clair de lune de ses vingt ans.
Les couacs s’oubliaient. Les convives se turent.
Bientôt, il n’y eut plus que la musique.
*
La Pietà , et la Sixtine, ils n’avaient pas besoin d’en voir plus. Après tout, ils étaient venus à Rome uniquement pour ça, se goinfrer d’art aurait sans doute gâché quelque chose. Nicolas avait hâte de quitter ces merveilles pour aller boire, mais se contenta de taper discrètement dans sa flasque. Si l’alcoolisme gagnait du terrain, il n’avait pas envie de le lire dans le regard de Loraine. Il voulait se retrouver en tête à tête avec elle, fuir les endroits publics, même sublimes, et chahuter, dire et faire n’importe quoi dans quelques mètres carrés, pourvu qu’ils contiennent un mini-bar et des rideaux. Elle n’avait aucune envie de rentrer et voulait profiter de Rome et de Nicolas à la lumière du jour. Il comprit alors qu’il avait besoin de boire pour gripper les mécanismes de l’inquiétude, mais aussi pour éviter que ne s’emballent ceux du bonheur.
Ils burent un apéritif, piazza Navona, comme les touristes qu’ils étaient, puis traînèrent dans les rues à la recherche de clichés. Tard dans la nuit, ils rentrèrent à l’hôtel pour se jeter l’un sur l’autre. Une pleine bouteille de Wyborowa posée dans un coin se chargeait d’éloigner les démons de Nicolas au cas où ils seraient revenus en force. Il ne lui restait plus qu’à aimer, sans penser à rien d’autre.
Il lui était impensable de redevenir le triste sire qu’il avait toujours été, inquiet pour mille raisons absurdes. Désormais, il savait, de jour comme de nuit, entrer en contact avec son Hyde quand il était Jekyll pour lui laisser prendre les commandes. Son sens de l’instant ne le trahissait plus. Il avait appris à changer de vitesse quand bon lui semblait, solliciter son double à la demande. L’autre savait tout rendre passionnant, une conversation de bistrot, un trajet en métro, la lecture d’un quotidien. Il rendait magique la rencontre d’une silhouette dans un ascenseur, il savait trouver les mots pour calmer les esprits échaudés et ranimer les enthousiasmes perdus. Ce n’était pas la noirceur de Nicolas qui se libérait mais bien l’inverse : sa bienveillance face à l’humanité, sa curiosité pour tout ce qui n’était pas son petit monde, sa douceur trop longtemps contenue. Les rares moments où il laissait l’ Autre s’éloigner, Nicolas se sentait vite nostalgique de ses frasques, de ses idées brillantes et saugrenues, de sa morgue.
Craignez les anxieux, le jour où ils n’auront plus peur, ils deviendront les maîtres du monde.
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