Celui de Nicolas l’était bien plus encore, comparé à ce que lui rapportait le Trickpack. D’autres marques de sodas s’étaient prises au jeu, mais aussi, il dut le voir pour le croire, une marque de vin, et une de champagne. On pouvait cacher sa bière ou son eau gazeuse dans un étui doré frappé au blason du champagne Paul Garance et Fils . C’était le Trickpack le plus vendu depuis ces deux derniers mois, snobissime objet de 40 francs. L’ensemble de la gamme donnait de très bons résultats, le brevet avait été acheté par l’Italie, l’Allemagne et tous les pays scandinaves. Hugues, le comptable de Nicolas et désormais son associé, songeait à l’Asie, et surtout au Japon où le succès du Trickpack semblait annoncé. Nicolas était riche, les rares personnes au courant le lui répétaient, mais il refusait d’y croire. Il avait tout juste l’impression que quelque chose s’entassait quelque part dans un coffre. Continuer à travailler pour le Groupe lui paraissait ridicule, mais l’idée que son quotidien pût s’arrêter brutalement lui faisait peur : chaque jour il repoussait sa décision au lendemain.
Nicolas se sentait coupable d’avoir tant d’argent. Faire plaisir à son entourage, c’était soigner sa culpabilité. Il commença par son équipe, le service artistique et son pendant administratif. Nicolas trouva, par hasard, le dénominateur commun de tous ces individus : le football. Chacun d’eux s’était révélé une âme de tifosi quand il leur avait annoncé que le Groupe Parena allait s’offrir un petit club prêt à passer en première division. Toute une signalétique devait être mise au point — maillots, logos, transports — et les graphistes s’étaient attelés à la tâche. C’est en voyant leur enthousiasme qu’il eut l’idée de leur offrir à chacun deux places pour une finale au Stade de France. À Muriel, il offrit le plus gros flacon d’un parfum qu’ elle ne pouvait pas se permettre selon ses propres mots. L’étage y eut droit aussi, le club de l’apéritif, et bien d’autres. Il avait dû mentir sur l’origine des cadeaux en prétendant qu’il avait un ami bien placé à la Fédération française de Football, un autre chez Guerlain, et un tas d’autres un peu partout, quand, en réalité, il avait payé de sa poche. Dans ses largesses, il avait particulièrement soigné Jacot en lui faisant goûter à la cuisine des grands restaurants parisiens pour tenter de lui faire reprendre un peu de poids. Un soir, au Grand Véfour, il lui demanda :
— Tu as vraiment besoin d’être à Paris pour te reposer ?
— Non, je pourrais aussi bien être à la campagne, mais ça m’a toujours foutu le cafard.
— Pourquoi pas la mer ?
— En cette saison ?
— Avec des vahinés.
— …?
— Kauai. Tu sais où c’est ?
— Non.
— Dans l’archipel d’Hawaii.
Jacot en était revenu toujours aussi maigre, mais bronzé, détendu, il avait l’impression d’avoir volé ce mois de rêve à l’adversité, une victoire. Si l’argent pouvait acheter un peu de réconfort et lutter contre l’angoisse, il n’y avait pas de meilleur placement. Et qui sait, à force de jouer les Pères Noël, Nicolas allait peut-être découvrir que l’argent pouvait acheter de la confiance, de la discrétion, du zèle, et comble du paradoxe, de la sincérité.
Loraine avait des scrupules à profiter de sa générosité ; c’est le propre des gens nés sans fortune qui travaillent leur vie entière. Durant leur escapade, Nicolas comprit que Loraine se levait chaque matin, jour après jour, pour gagner sa vie. Il essaya d’imaginer quel genre de boulot elle pouvait faire ; sans trouver de réponse intéressante, il faillit lui poser directement la question, mais l’ombre protectrice de son mauvais génie sut le retenir à temps. Dans les billets qu’il laissait sur sa table de nuit, l’ Autre était formel : Ne force pas ta chance avec cette fille !
Dans une cabine double du train Palatino, allongée sur le lit du bas, Loraine passa la nuit à regarder les ténèbres défiler à ses pieds. Au petit jour, Nicolas ouvrit les yeux et la retrouva dans la même position, un livre en main, une tasse de café posée sur un plateau.
— … Où sommes-nous ?
— Nous venons de passer Pise.
— Moi aussi, je pourrais avoir du café ?
— Je vais en redemander à M. Mésange.
— Qui ça ?
— Le conducteur.
— Vous êtes déjà copains ?
— Il ne dormait pas et moi non plus, il m’a raconté sa vie dans les trains, c’était passionnant. Quand nous avons quitté Turin, je suis revenue dans la cabine, j’ai regardé si tout allait bien de ton côté, et j’ai lu.
Elle ouvrit la porte, fit un signe vers le couloir, le conducteur arriva deux minutes plus tard avec un plateau de petit déjeuner qu’il tendit à Nicolas, échangea quelques amabilités avec Loraine et sortit de la cabine.
— J’aimerais bien avoir ton talent pour sympathiser, dit-il.
— Il n’y a pas un peu d’ironie là-dedans ?
— Pas du tout. Pour me sentir à l’aise avec quelqu’un, j’ai besoin de bien le connaître.
— Je ne me fie qu’à la première impression.
— Moi, jamais ! Il m’arrive de changer radicalement d’avis sur un individu entre le premier et le second rendez-vous.
— La première impression est plus fiable que la deuxième, dit-elle, pour une raison précise : elle est le fruit d’une bien plus longue expérience.
Une des mille raisons de vouloir se réveiller avec Loraine tous les jours : l’entendre se lancer dans une discussion théorique à 7 heures du matin. Il adorait ses démonstrations alambiquées, surtout quand elle était allongée sur le ventre.
— Chaque personne que tu rencontres pour la première fois, tu la juges selon des critères mûris par quarante années d’expérience. C’est ton esprit, conscient et inconscient, qui analyse l’ensemble des signes émis par un inconnu ; on peut aussi appeler ça l’intuition, et l’intuition est une mécanique complexe. En revanche, si tu le revois une semaine plus tard, ton expérience et ta réflexion n’auront pas plus d’une semaine. Suis-je claire ?
— Non.
— Je t’aime bien.
— Moi aussi.
Dès qu’il posa le pied sur le quai de Roma Termini, Nicolas eut envie de boire ; il n’était que 10 h 25. Dans le taxi, pour tromper son impatience, il se lança dans un périlleux éloge sur ce mélange architectural de pierre crayeuse et de pierre ocre qui, selon lui, vous faisait passer d’une ville impériale à une bourgade de campagne. Les fenêtres de leur chambre donnaient sur le Campo dei Fiori, et de la fenêtre de la salle de bains on pouvait voir un patio où bruissait une fontaine. Le soleil d’automne, orange et frais, les appelait au-dehors, mais ils ne résistèrent pas à la tentation de fermer les rideaux pour s’étendre un moment dans un grand lit immobile. Serrés l’un contre l’autre, ils détendirent leurs corps fatigués par le roulis du train ; une énergie toute neuve leur donna des envies de découverte. Il ouvrit le mini-bar, regarda sa montre, trop vite pour y lire l’heure, saisit une dose de whisky, fit tourner le bouchon métallique d’un geste nerveux et vida le liquide dans un verre.
— Ça te tente ?
— J’attends le déjeuner, dit-elle en entrant dans la salle de bains.
Penché à la fenêtre, le verre à la main, il regardait le Campo dei Fiori sans le voir, comme s’il était n’importe où ailleurs.
Une heure plus tard, ils entraient dans l’église de Saint-Pierre-aux-Liens où Moïse attendait Loraine depuis cinq siècles, assis, le regard sévère, la tête tournée vers elle. Elle avait la curieuse impression d’être en retard. Nicolas se sentit de trop.
Читать дальше