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Le tête-à-tête dura une heure. À bout de patience, Nicolas proposa à Loraine de se remettre de ses émotions dans une trattoria.
— Juste avant j’aimerais passer chez un petit caviste de la via Cavour, c’est tout près.
— Tu m’as dit que tu ne connaissais pas Rome…
— C’est vrai, mais je connais un peu le vin.
C’était une Casa Vinicola coincée entre une supérette et un marchand de céramiques. Nicolas, les bras croisés, la regardait parcourir les rayonnages en silence, lire les étiquettes, prendre une bouteille pour le plaisir de la toucher. Le serveur parvenait à répondre à ses questions, et Loraine, une fois de plus, se trouva un allié en moins de temps qu’il n’en faut pour trinquer.
— Il y a une différence entre Semisecco et Amabile ?
— Non, les deux veulent dire semi-doux, plutôt pour les vins… Frizzanti ?
— Pétillants.
L’homme leur fit goûter un chianti de 95 que Loraine trouva robusto sans savoir si le mot existait, et demanda :
— Vitigno Sangiovese ?
— Il Brunello di Montalcino, tutto Sangiovese.
Nicolas ne comprenait qu’une chose : son verre était déjà vide. Il n’avait pas eu le temps de goûter aux arômes, aux tannins, à toutes les subtilités contenues dans cette lampée de rouge qui avait disparu en moins d’une seconde, pendant que Loraine et sa nouvelle conquête brandissaient le liquide bien haut pour le voir à la lumière. Il lui tardait de sortir de cette échoppe pour se retrouver devant une bouteille entière, voire une deuxième si le moment s’y prêtait. En attendant, il déambulait dans cette maison aux murs de vin, avec un sol et un toit en vin, parsemée de meubles en vin. Loraine demanda mille détails sur une bouteille de corvo bianco au vendeur amusé de voir une petite Française se passionner pour sa boutique. Il félicita Nicolas de vivre avec une femme qui aimait autant le vin . Loraine demanda un catalogue des prix, Nicolas la poussa dehors après deux fausses sorties, et ils se retrouvèrent attablés, quelques minutes plus tard, dans un petit restaurant, « Da Vincenzo », près de la piazza del Popolo. On y trouvait, selon Marcheschi, « les meilleures melanzane alla parmiggiana du monde ».
Le « meilleur » était la vraie spécialité de Marcheschi. Il se gargarisait de « meilleur » dans des domaines très variés ; il connaissait le meilleur réparateur de vidéo de Paris, la meilleure soupe tonkinoise du XIII earrondissement, il n’écoutait que le meilleur album de Frank Zappa, et confectionnait lui-même la meilleure tarte au citron du monde.
— Je vais prendre les melanzane alla parmiggiana, dit Nicolas, l’air de rien.
— C’est quoi ?
— Des lamelles d’aubergines empilées selon le principe des lasagnes, et gratinées au parmesan.
— Cent fois oui.
Dans un coin de la salle, Nicolas vit un violon, posé sur son étui, et un piano droit qui semblait entretenu. Un petit air de Debussy lui revint en mémoire.
— Avec le sketch que tu m’as fait tout à l’heure dans la boutique, je te laisse le choix du vin.
— Aubergine et parmesan, ça doit être très fort au palais, dit-elle en saisissant la carte. Un barolo un peu charpenté ?
Nicolas se détendit en voyant arriver la bouteille et but deux verres de suite, dans la hâte, comme s’il avait soif. Il retrouva le sourire et l’usage de la parole.
— Je savais que tu aimais le vin, mais de là à imaginer que je couche avec une œnologue.
— Il faut pas mal d’années d’études pour être œnologue, pas mal de talent pour en être un bon, je n’ai rien de tout ça. Le vin est un ami, un véritable ami qui m’apporte beaucoup de joie et de très rares déceptions. Un ami avec qui nous n’aurions pas à nous donner de preuves quotidiennes d’amitié ; nous pouvons même ne pas nous voir pendant des semaines, le lien reste intact.
Elle leva son verre en l’air, solennelle, et le regarda comme dans une boule de cristal.
— Le vin exalte ce que nous mangeons, c’est une fête. Un ou deux verres de bon vin à table, je n’en demande pas plus à l’existence. C’est notre corps et beaucoup de notre âme. Notre imaginaire.
Nicolas comprit soudain une évidence de toujours. Il avait fallu venir jusqu’à Rome pour admettre que Loraine et lui ne seraient jamais de la même espèce, qu’ils vivaient sous des latitudes différentes. Partout, Nicolas se sentait en climat hostile ; Loraine était en paix avec le monde. Nicolas avait peur des lendemains ; Loraine pensait qu’à chaque jour suffit sa peine. Elle avait du talent pour apprivoiser le bonheur ; Nicolas le faisait fuir sitôt qu’il en sentait la présence. Elle ne cherchait jamais l’ivresse ; Nicolas la convoquait séance tenante. Elle n’anticipait pas sur notre fin à tous ; lui était parfois tenté de la précipiter pour ne plus avoir à la craindre. Voilà ce que disait leur intermède dans la Casa Vinicola .
— Dans ma famille, on raconte une histoire, dit-elle. Un grand-oncle de ma mère avait hérité d’une cave de son beau-père. Un prix de beauté, une cave de rêve, tous les grands crus classés, les meilleures années, rien que des chefs-d’œuvre. Le problème c’est que le bonhomme n’avait jamais connu que la bouteille étoilée et le tord-boyaux en pichet. Rien qu’en tenant une de ces bouteilles, il se sentait complexé. En déboucher une pour les invités, c’était un drame. Faire le bon choix, l’apprécier à sa juste valeur, savoir le boire, connaître son nom, son histoire, respecter les rituels, rien que des problèmes. Jusqu’au jour où sa cave a été inondée assez longtemps pour délaver les étiquettes. Plus question de savoir quoi que ce soit sur ces vins. Au petit bonheur, il débouchait une bouteille et la goûtait. C’est depuis ce jour-là qu’il s’est mis à apprécier le bon vin.
Nicolas l’écoutait à peine et se regardait boire ; il savait que sa façon de conjurer le désarroi ne pouvait pas durer, que sa fuite en avant était vouée à l’échec. Pourtant, dès qu’il sentait monter en lui le souffle de l’alcool, il regrettait d’avoir tenu tant d’années sans boire, d’avoir vécu à la traîne, d’avoir tout subi sans se rebeller. Dans son malheur, il avait une certitude, celle d’être né avec le vin heureux . Il ne cherchait pas à comprendre ce petit miracle, il l’acceptait comme un don. En portant le verre à ses lèvres, il imagina l’enfant qu’il aurait pu être s’il avait eu la possibilité de tricher comme il le faisait aujourd’hui. Un autre petit garçon, plus joyeux et plus téméraire, un gosse frondeur et malin comme on les aime. Il aurait passé son temps à inventer des machines de guerre et à fouiner du côté des filles, intrigué par leur invulnérable fragilité. Mais il n’avait jamais été celui-là, il était resté immobile en attendant l’âge adulte. Il se rêvait grand, et là tout changeait, tout allait vite, il devenait enfin un héros. Il s’en était fait le meilleur des films, la plus passionnante des aventures. C’est ce rêve-là qu’il avait retrouvé, intact, tant d’années plus tard, au fond d’un tout petit verre de vodka glacée.
— C’est ce retour de terre que j’aime dans le barolo, tu sens ?
— Non.
— Peu importe, on s’en fout.
— Je ne serai jamais un esthète. Je crois que je préfère la quantité à la qualité.
— Les deux peuvent aller de pair, tu sais. La cuite la plus chère du monde, on la doit à un sommelier. Je l’ai su par un ami qui vend du vin français à New York, il était présent au moment des faits. Ça s’est passé il y a une quinzaine d’années au Waldorf Astoria qui organisait une dégustation exceptionnelle pour une association d’œnologues américains. Les vins venaient de France, tous dignes de figurer dans la cave du grand-oncle, des pétrus 29, des pommards 47, rien que des vins mythiques, tous ces braves gens en avaient les moyens. Depuis le départ de Paris, les caisses avaient voyagé sous une escorte de chef d’État, un convoi d’or vers Fort Knox. On entrepose le trésor dans la cave dont seul le sommelier du Waldorf à la clé. Quand toutes les caisses sont pointées, que les assurances ont fait un constat d’entrée sans émettre de réserve, que les organisateurs sont rassurés, que les transporteurs peuvent essuyer la sueur qui leur coule du front, le sommelier tire un coup sec sur la porte blindée et s’enferme dans la cave à double tour. Par la trappe, il leur dit : « Je vais aller en prison, je le sais. Et je m’en fous. Ma carrière est foutue, je m’en fous aussi. Je vais vivre des moments dont aucun amoureux du vin n’a jamais osé rêver. La plus merveilleuse dégustation du monde, les plus grandes heures, je vais les vivre, tout seul, jusqu’à l’ivresse. Je vais m’offrir un voyage exceptionnel à travers le siècle, personne ne l’a fait jusqu’à aujourd’hui, personne ne le refera. Messieurs, je vous donne rendez-vous dans trois jours. »
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