Rodier faisait plus spécialement référence aux affaires sentimentales, les cas d’adultères étant de loin les plus irrationnels et les plus délicats. Lors d’une de ses toutes premières affaires, un mari n’avait-il pas demandé à Paul de suivre, non pas sa femme, mais l’amant de celle-ci.
— Je veux savoir ce qu’il fait de ses journées, les gens qu’il voit.
— Je peux vous demander pourquoi ?
— Je veux que vous me prouviez que c’est un con.
— …?
— Un vrai con, avec des activités de con, des habitudes de con. Preuves à l’appui, Angèle arrêtera de fréquenter ce con.
Peu de temps après, Paul reçut l’équivalent féminin de ce type : une femme de quarante ans, mariée depuis quinze, qui lui demandait de suivre la maîtresse de son mari.
— Je veux savoir si elle a d’autres amants que lui.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il ne supporte pas les traînées.
Le client avait bien plus de raisons d’être méfiant que l’enquêteur. À cran, il était prêt à écouter le premier venu susceptible de découvrir la vérité. Pour celui qui souffre, il ne peut y en avoir qu’une.
*
Voir travailler Julien Grillet avait quelque chose de fascinant et d’effrayant à la fois. À la différence de Paul, « fileur » de son état, homme de terrain, Grillet était « enquêteur » depuis vingt ans et s’astreignait à des heures de bureau avec une régularité de métronome, sans jamais quitter son fauteuil. Tôt le matin, son fax crachait des listes de noms émanant de divers organismes de recouvrement, de régies immobilières ou même de propriétaires victimes de mauvais payeurs, qui faisaient appel à lui pour trouver la nouvelle adresse des indélicats. Il traitait une moyenne de quinze cas par jour et en résolvait les trois quarts. À partir du dernier domicile connu, il téléphonait aux administrations susceptibles de le renseigner, il connaissait les institutions et leur fonctionnement, les codes d’accès, les formalités, les termes clés, mais aussi les coutumes, la psychologie de telle catégorie de fonctionnaires, et la façon de contourner les règles. Il jouait de la perméabilité entre les services et accédait à des informations que des pouvoirs officiels avaient du mal à obtenir à cause de la lourdeur des procédures. Paul aimait l’entendre se faire passer pour un employé du fisc demandant un service à un collègue, ou mieux encore, à un gendarme. Son affection naturelle pour les faussaires et les menteurs le rendait admiratif quand il écoutait Julien berner le pays entier. Une fois l’adresse obtenue, Grillet vérifiait sur son Minitel, cherchait le numéro de téléphone d’un voisin de palier, et se faisait passer, entre autres, pour un agent de la Caisse des Dépôts et Consignations qui ne sait quoi faire d’un trop-perçu au nom de M. X. Dix fois sur dix, le voisin en question se faisait un plaisir de confirmer que M. X habitait bien là. Quand il y avait risque d’homonymie, Grillet joignait M. X lui-même afin d’éviter toute erreur. Sa façon de soigner le travail.
Un fileur comme Paul avait souvent besoin d’un enquêteur, pour une adresse, un nom, une recherche de solvabilité ou de patrimoine. Au début de leur collaboration, Paul avait demandé à Julien si le travail de terrain ne lui manquait pas. Lequel savait, depuis tout gosse, que moins il apparaissait, mieux ça valait pour lui. Dans une filature, on ne verrait que moi dans la rue . En revanche, il obtenait tout ce qu’il voulait par téléphone, c’était un don. Adolescent, c’est lui qui parvenait à convaincre les filles de venir dans les fêtes ; une fois sur place aucune ne venait lui parler. Ce que Julien aimait par-dessus tout, c’était passer pour un employé des Télécom, un brigadier-chef, un trésorier payeur, un cousin de province ou le Père Noël en personne, l’important était qu’on le croie. Le temps d’un coup de fil, il avait l’impression d’être un peu tous ces gens-là.
Depuis un an, Paul Vermeiren et Julien Grillet faisaient équipe, l’Agence Bonne Nouvelle tournait rond. Aucun des deux n’avait envie d’en savoir davantage sur l’autre.
*
En fin de journée, Paul trouva le temps de passer dans sa salle de sport pour lutter contre un avachissement annoncé et un ventre naissant. Après quoi, il ne lui fallut pas plus de vingt minutes pour rejoindre son petit coin de campagne que le bruit et la fureur avaient épargné ce jour-là encore. Il s’installa sous sa pergola pour siroter un doigt de porto dans la lumière déclinante, et méditer, en silence, sur la journée qui venait de s’écouler et celle qui se préparait. Il ne perdait jamais de vue que la base de son sablier s’alourdissait de jour en jour ; désormais, chaque grain de sable avait son importance.
En se préparant devant son miroir, il jeta un œil à ses cicatrices qui blanchissaient de plus en plus. Les traits de son visage s’étaient figés une fois pour toutes et avaient pris la place du masque dessiné par Joust.
Ce soir, il était d’humeur à mettre une cravate ; une envie de faire plaisir à celle qui l’attendait dans un café de Montparnasse vers les 22 heures. Éva aimait les manières et les attentions, surtout dans les histoires naissantes. Si la leur devait mourir cette nuit même, ce serait sans drame et sans regret de part et d’autre. Éva savait découper elle-même le poisson cru pour en faire des sushis et portait presque toujours des dentelles noires. Elle prenait Paul pour un privé d’opérette et pensait qu’il la menait en bateau les rares fois où il évoquait sa journée. Il l’emmena souper dans un endroit silencieux où ils s’amusèrent à imaginer les enfants qu’ils n’auraient jamais. Elle lui proposa d’aller chez elle pour profiter de la terrasse et faire l’amour à ciel ouvert. Avant de s’y rendre, Paul fit un crochet en voiture pour repérer un immeuble du XII earrondissement d’où partirait sa filature du lendemain, 10 heures. Comme Éva lui demandait pourquoi ce détour, il répondit qu’elle lui faisait perdre son sens de l’orientation.
— Parmi tes chers génies, quel serait ton préféré ?
— Question stupide, mon ami, elle prouve que tu n’as rien compris au génie.
— Posons-la autrement. Pour lequel as-tu une affection particulière, une petite faiblesse inexplicable ?
— Tu postules ?
— Réponds.
— J’aime bien Rimbaud parce qu’il était sensible des genoux, je trouve que ça va bien avec le génie. J’ai aussi un petit faible pour Freud parce qu’il s’est suicidé au cigare avec un acharnement qui déconcertait ses médecins. Michel-Ange fait aussi partie de mes préférés parce qu’il était assez fou pour faire des faux.
— Des faux…?
— Un jour, par besoin d’argent, il a réalisé une fausse sculpture antique qu’il a enterrée dans un jardin, et qui, une fois découverte, coûtait cent fois le prix d’un Michel-Ange ! Si on l’estimait aujourd’hui, ce serait à coup sûr le faux le plus cher du monde.
— Qu’est-ce que tu préfères dans tout son travail ?
— Je n’ai jamais vu que des reproductions.
— Qu’est-ce que tu aimerais voir, en vrai ?
— La Sixtine, la Pietà , et sans doute le Moïse .
— Tous les trois sont à Rome, non ?
— Si.
Un voyage à Rome, voilà ce qu’il avait trouvé à lui offrir. Après tout, n’était-elle pas à l’origine du Trickpack, sans parler du réveil individuel ? Loraine était de taille à inspirer un artiste de la Renaissance ou un écrivain picaresque ; Nicolas ne se sentait pas à la hauteur de sa muse.
À l’avion, elle préféra le charme d’une cabine de train ; le rail lui paraissait plus quotidien et la perspective d’éprouver quelques sensations originales ne lui déplaisait pas. Ils sacrifièrent donc au fantasme des wagons-lits en buvant du vin blanc servi par un conducteur qui oublia un moment sa nostalgie d’une époque où la générosité des pourboires rendait son salaire ridicule.
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