Paul Vermeiren sentit comme une bouffée de chaleur, le verre du souvenir lui montait à la tête. Il aurait aimé échanger quelques mots avec tous, les écouter parler de Blin, en apprendre sur lui. Il reconnut tout à coup une voix et se retourna sans y croire. Une petite voix du passé, un timbre inoubliable qu’il avait oublié. Il chercha d’où elle venait. Elle était minuscule, cette fille. Une voix qui allait si bien avec sa taille. Et son minois toujours un peu froncé, sa façon de jouer les fausses ingénues.
… Agnès ?
Tu es là, Agnès ?
Ses cheveux avaient un peu blanchi, mais elle était restée fidèle à la coupe Louise Brooks. Ce petit air de diablotin qui sort d’une boîte. Dès l’âge de seize ans elle voulait avoir des enfants et s’en occuper, elle voulait même s’occuper de ceux des autres, elle en voulait partout dans la maison. Blin ne savait pas encore comment les fabriquer. Agnès avait été son initiatrice, à peine plus âgée que lui, mais tellement plus à l’aise avec tout ça. De parents divorcés, elle vivait chez sa mère, voisine des Blin. Un jour, Thierry et Agnès avaient pris le train pour aller chez son père, à Rueil-Malmaison, le temps d’un week-end. Ils voulaient jouer aux amants de cinéma, éclairage à la bougie, bas résille, faux champagne et vraie terreur, toutes les conditions du fiasco réunies. Ils ne firent l’amour qu’une semaine plus tard, sans préambule ni décorum, dans sa chambre d’enfant, à quelques mètres du salon où la mère d’Agnès regardait un épisode de Dallas . Leur histoire n’avait pas eu le temps de faire un tour complet autour du soleil. Comment imaginer, plus de vingt ans après, qu’elle y attachait encore de l’importance. Un grand type l’accompagnait, prévenant, discret. Elle avait toujours rêvé d’un géant pour donner à leurs enfants une chance d’être dans la moyenne. Un peu empruntés, ils se parlaient pour se donner une contenance, ils ne connaissaient personne et personne ne les connaissait. Vermeiren s’approcha.
— Bonjour, je m’appelle Paul, je ne connais pas grand monde. Apparemment vous non plus.
— Je m’appelle Agnès, et voilà mon mari, Marco. J’ai lu dans le journal que Thierry était… enfin… avait disparu. Je n’étais même pas sûre qu’il s’agissait du même. Ça fait si longtemps…
Paul aurait aimé retenir un moment la main d’Agnès dans la sienne, juste le temps de remonter le passé.
— On était des copains-voisins, à Juvisy. Et vous ?
Ton soutien-gorge qui s’ouvrait par-devant. Tu savais déjà que les garçons étaient gauches. Ta façon de faire « ouppps… » quand mes mains s’aventuraient vers des territoires encore interdits.
— On habite toujours en banlieue, c’est mieux pour les gosses.
J’adorais te souffler sur le front pour défaire ta frange, tu détestais ça. Tu m’avais laissé te regarder te laver, je t’avais séchée, la serviette t’enveloppait tout entière.
— On ne s’était jamais revus.
Toi et moi, effondrés un matin, notre drame portait un nom : mycose. Il y avait plus de toujours que d’amour dans nos phrases. Nous ne nous aimions pas, nous ne faisions que nous adorer.
— On a un peu de route à faire, après il faut raccompagner la baby-sitter. Dites, j’aimerais vous demander, la femme de Thierry est là ?
Agnès voulait voir à quoi ressemblait la compagne de son amourette de jeunesse. Paul venait d’éprouver la même curiosité en voyant ce grand type à son bras.
— Elle devrait venir, mais je ne la vois pas.
— Tant pis. Eh bien, merci, monsieur…? Comment, déjà ?
— Vermeiren.
Son mari posa les verres, chercha ses clés, se renseigna auprès de Brigitte sur le meilleur chemin pour retourner en banlieue Sud. Agnès en profita pour serrer à nouveau la main de Paul ; il sentit comme une caresse dans sa paume. Elle le regarda droit dans les yeux et lui transmit son trouble.
— On y va, chérie ?
Adieu petite.
Brigitte réapparut, un plateau de canapés en main.
— Voulez-vous que je vous présente quelqu’un ? lui demanda-t-elle, toujours aussi attentive.
Elle était loin de se douter qu’il avait une histoire commune, même courte, avec chacun.
Nathalie Cohen, partenaire occasionnelle de tennis. Un classement bien supérieur à celui de Thierry, ce qui compensait largement sa force physique. Nadine et M. Cohen les regardaient jouer un moment puis s’éclipsaient pour aller boire un Coca pendant qu’elle le faisait transpirer comme jamais aucune femme ne l’avait fait.
Michel Bonnemay, son dentiste, était venu avec Évelyne. Blin ne payait jamais ses soins et le remboursait en cadres, personne ne savait où en étaient les comptes, tout cela les amusait beaucoup et facilitait les écritures. Paul avait envie, comme Brigitte, de remercier un à un tous ceux qui avaient pris la peine de venir. Étaient-ils une mosaïque de Blin, de ses interactions humaines ? À eux tous pouvaient-ils écrire l’histoire de ce cher disparu ? Mme Combes, qui donnait de la voix, était prête à s’attaquer à un chapitre entier.
— Il était adorable, mais attention, quel sacré bonhomme ! Il menait les clients à la baguette, c’est le cas de le dire !
Blin lui avait soufflé le jeu de mots. Elle n’avait pas compris sur le coup.
— Et je peux même vous raconter une anecdote. Oh, ce jour-là, quand j’y repense… Vous vous rappelez peut-être, c’est pendant mon otite qui n’en finissait plus, mais j’avais des compensations ! Je peux bien l’avouer maintenant, je disais à tout le monde que j’étais sourde et la plupart me croyaient, ça me permettait d’entendre seulement ce qui m’arrangeait. Eh bien, figurez-vous qu’un jour, juste pour la plaisanterie, hein, j’étais dans sa boutique pour retirer un cadre. Il m’annonce une note de 600 francs. Aussi sec, je lui donne un billet de 200, je le remercie bien fort et je sors. Ah, quelle rigolade ! Fallait le voir me courir après dans la rue pour me hurler 600 ! dans les oreilles.
Quelques sourires autour d’elle, des rires polis. Paul se souvenait de cette histoire ; la veille il avait vu un film où le personnage central était un encadreur que personne ne paie, pas même une petite vieille qui fait semblant de ne pas l’entendre et lui verse la moitié de ce qu’elle doit en le remerciant d’un grand sourire. Mme Combes l’avait vu aussi et s’en était largement inspirée ; la scène s’était déroulée comme elle venait de le raconter, à ceci près que Blin ne l’avait pas poursuivie dans la rue comme elle le prétendait, mais s’était contenté, comme le héros du film, de la laisser partir en disant : Vous êtes maligne, madame Combes . Il avait perdu 400 francs, mais pendant une minute, il s’était pris pour un personnage de cinéma, et ce n’était pas cher payé. Si Blin avait été enterré pour de bon, c’est Mme Combes qui se serait occupée de la collecte pour la couronne. De la part de tous ses amis du quartier.
Une anecdote en appelait une autre, Paul se sentit vite débordé.
— Moi aussi, je me souviens d’un jour où…
— Et moi aussi, tenez…
Ne pouvant tout capter, il en perdait les trois quarts, c’était horrible !
— Roublard, avec ça…
— Tourmenté, ça se voyait…
Un à la fois, nom de nom ! Laissez-moi en profiter, j’y ai droit !
— Eh bien, moi, je me souviens mieux de sa boutique que de lui, dit la libraire. On ne passe pas chez un encadreur comme on passe chez le charcutier. J’y allais parfois pour rien, pour discuter, boire du thé, écouter ce curieux silence ponctué de coups de râpe, sentir le parfum des vernis. L’été, il y faisait même plus frais. Le temps s’y écoulait autrement que partout ailleurs dans le quartier. Lui-même avait des gestes lents, pendant qu’il travaillait on pouvait rester silencieux sans que cela ne nous gêne, ni lui ni moi. C’était comme une parenthèse sereine, et quand on sortait, on retrouvait l’agitation des rues de Paris.
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