Lalla reste immobile devant le cadavre de Monsieur Ceresola. Elle sent le froid le gagner, et la drôle de couleur de cire recouvrir la peau de son visage et de ses mains. Elle se souvient encore du vent mauvais qui a soufflé cette nuit-là sur la Cité, quand le vieux Naman était en train de mourir ; et du froid qui semblait sortir de tous les trous de la terre pour anéantir les hommes.
Lentement, sans quitter des yeux le corps mort, Lalla recule vers la porte de l’appartement. La mort est dans l’ombre grise qui flotte entre les murs, dans l’escalier, sur la peinture écaillée des couloirs. Lalla descend aussi vite qu’elle peut, le cœur battant, les yeux pleins de larmes. Elle se jette dehors, et elle essaie de courir, vers le bas de la ville, vers la mer, entourée par le vent et par la lumière.
Mais une douleur dans son ventre l’oblige à s’asseoir par terre, pliée sur elle-même. Elle geint, tandis que les gens passent devant elle, la regarde furtivement, et s’éloignent. Ils ont peur, eux aussi, cela se voit à la façon qu’ils ont de marcher en rasant les murs, un peu déjetés, comme les chiens au poil hérissé.
La mort est partout, sur eux, pense Lalla, ils ne peuvent pas s’échapper. La mort est installée dans le magasin noir, au rez-de-chaussée de l’hôtel Sainte-Blanche, parmi les bouquets de violettes en plâtre et les dalles en marbre aggloméré. Elle habite là-bas, dans la vieille maison pourrie, dans les chambres des hommes, dans les couloirs. Ils ne le savent pas, ils ne s’en doutent même pas. La nuit, elle quitte le magasin des pompes funèbres, sous forme de cafards, de rats, de punaises, et elle se répand dans toutes les chambres humides, sur toutes les paillasses, elle rampe et grouille sur les planchers, dans les fissures, elle emplit tout comme une ombre empoisonnée.
Lalla se relève, elle marche en titubant, les mains pressées sur le bas de son ventre, là où il y a une douleur qui proémine. Elle ne regarde plus personne. Où pourrait-elle aller ? Eux, ils vivent, ils mangent, ils boivent, ils parlent, et pendant ce temps-là, le piège se referme sur eux. Ils ont tout perdu, exilés, frappés, humiliés, ils travaillent dans le vent glacé des routes, sous la pluie, ils creusent des trous dans la terre caillouteuse, ils brisent leurs mains et leur tête, rendus fous par les marteaux pneumatiques. Ils ont faim, ils ont peur, ils sont glacés par la solitude et par le vide. Et quand ils s’arrêtent, il y a la mort qui monte autour d’eux, là, sous leurs pieds, dans le magasin, au rez-de-chaussée de l’hôtel Sainte-Blanche. Là, les croque-morts aux yeux méchants les effacent, les éteignent, font disparaître leur corps, remplacent leur visage par un masque de cire, leurs mains par des gants qui sortent de leurs habits vides.
Où aller, où disparaître ? Lalla voudrait trouver une cachette, enfin, comme autrefois, dans la grotte du Hartani, en haut de la falaise, un endroit d’où on verrait seulement la mer et le ciel.
Elle arrive jusqu’à la placette, et elle s’assoit sur le banc de plastique, devant le mur de la maison abîmée, aux fenêtres vides comme les yeux d’un géant mort.
Ensuite, il y a eu une sorte de fièvre, un peu partout, dans la ville. Peut-être à cause du vent qui s’est mis à souffler, à la fin de l’hiver, non pas le vent de malheur et de maladie, comme lorsque le vieux Naman avait commencé à mourir ; mais un vent de violence et de froid, qui passait dans les grandes avenues de la ville en soulevant la poussière et les vieux journaux, un vent qui enivrait, qui faisait tituber. Lalla n’a jamais senti un vent pareil. Cela entre à l’intérieur de la tête et tourbillonne, traverse le corps comme un courant froid, en chassant de grands frissons. Alors, dès qu’elle est dehors, cet après-midi, elle part en courant, droit devant elle, sans même regarder la boutique des pompes funèbres où s’ennuie l’homme en noir.
Au-dehors, dans les grandes avenues, il y a beaucoup de lumière, parce que le vent l’a amenée avec lui. Elle bondit, elle étincelle sur les coques des autos, sur les vitres des maisons. Cela aussi entre à l’intérieur de la tête de Lalla, cela vibre sur sa peau, fait étinceler ses cheveux. Elle voit autour d’elle, aujourd’hui, pour la première fois depuis si longtemps, la blancheur éternelle des pierres et du sable, les éclats coupants comme le silex, les étoiles. Loin devant elle, au bout de la grande avenue, dans le brouillard de lumière apparaissent les mirages, les dômes, les tours, les minarets, et les caravanes qui se mêlent au grouillement des gens et des autos.
C’est le vent de la lumière, venu de l’ouest, et qui va dans la direction des ombres. Lalla entend, comme autrefois, le bruit de la lumière crépitant sur l’asphalte, le bruit long des reflets sur les vitres, tous les craquements de braise. Où est-elle ? Il y a tant de lumière qu’elle est comme isolée au centre d’un réseau d’aiguilles. Peut-être qu’elle marche maintenant sur l’immense étendue de pierres et de sable, là où attend le Hartani, au centre du désert ? Peut-être qu’elle rêve en marchant, à cause de la lumière et du vent, et que la grande ville va bientôt se dissoudre, s’évaporer dans la chaleur du soleil levant, après la terrible nuit ?
À l’angle d’une rue, près de l’escalier qui conduit à la gare, Radicz le mendiant est debout devant elle. Son visage est fatigué et anxieux, et Lalla a du mal à le reconnaître, parce que le jeune garçon est devenu semblable à un homme. Il porte des habits que Lalla ne connaît pas, un complet veston marron qui flotte sur son corps osseux, et de grandes chaussures de cuir noir qui doivent blesser ses pieds nus.
Lalla voudrait lui parler, lui dire que Monsieur Ceresola est mort, et qu’elle ne retournera plus jamais travailler à l’hôtel Sainte-Blanche, ni dans aucune de ces chambres où la mort peut venir à chaque instant, et vous transformer en masque de cire ; mais il y a trop de vent et trop de bruit pour parler, alors elle montre à Radicz la poignée de billets de banque tout froissés dans sa main.
« Regarde ! »
Radicz ouvre de grands yeux, mais il ne pose pas de questions. Peut-être qu’il croit que Lalla a volé cet argent, ou pire encore.
Lalla remet les billets dans la poche de son manteau. C’est tout ce qui reste de ces jours passés dans la noirceur de l’hôtel, à frotter les linos avec la brosse en chiendent, et à balayer les chambres grises qui sentent la sueur et le tabac. Quand elle a dit au patron de l’hôtel qu’elle s’en allait, lui non plus n’a rien dit. Il est sorti de son vieux lit jamais fait, et il est allé jusqu’au coffre-fort, au fond de sa pièce. Il a pris l’argent, il l’a compté, et il a ajouté une semaine d’avance, et il a donné tout ça à Lalla, puis il est allé se recoucher sans rien dire de plus. Il a fait tout ça sans se presser, en pyjama, avec ses joues mal rasées et ses cheveux sales, et ensuite il a repris la lecture de son journal, comme si rien d’autre n’avait d’importance.
Alors, maintenant, Lalla est ivre de liberté. Elle regarde tout autour d’elle, les murs, les fenêtres, les autos, les gens, comme s’ils étaient des formes seulement, des images, des fantômes, que le vent et la lumière allaient balayer.
Radicz a l’air si malheureux que Lalla a pitié de lui.
« Viens ! » Elle entraîne le jeune garçon par la main, à travers les remous de la foule. Ensemble ils entrent dans un magasin très grand, où brille la lumière, pas la belle lumière du soleil, mais une lueur blanche et dure, que renvoient les quantités de miroirs. Mais cette lueur enivre aussi, elle étourdit et aveugle. Avec Radicz qui titube un peu derrière elle, Lalla traverse la région des parfums, des cosmétiques, des perruques, des savonnettes. Elle s’arrête un peu partout, elle achète plusieurs savons de toutes les couleurs, qu’elle fait sentir à Radicz. Puis des petits flacons de parfum, qu’elle respire un instant en marchant le long des allées, et cela fait tourner la tête, jusqu’à l’écœurement. Rouges à lèvres, verts à paupières, noirs, ocres, fonds de teint, brillantines, crèmes, faux cils, fausses mèches, Lalla se fait montrer tout cela, et elle le montre à Radicz, qui ne dit rien ; puis elle choisit longuement une petite bouteille carrée de vernis à ongle couleur de brique, et un tube de rouge à lèvres écarlate.
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