Sur le pont, les femmes, les enfants commençaient à traverser. Les fugitifs marchaient sur la route, vers le levant, vers Sait, vers les camps d’Amman, de Wadi al-Sirr, de Madaba, de Djebel Hussein. La poussière sous leurs pieds faisait un nuage gris qui tourbillonnait dans le vent. De temps en temps, les camions bâchés des soldats passaient sur la route, leurs phares allumés. Saadi a attaché la corde de la chèvre à son poignet, et il a mis son bras droit autour des épaules de sa femme. Ensemble, ils ont commencé à marcher sur la route d’Amman, ils ont mis leurs pas sur les traces de ceux qui les précédaient. Le soleil brillait haut dans le ciel, il brillait pour tous. La route n’avait pas de fin.
Ramat Yohanan, 1950
J’avais trouvé mon frère, c’était Yohanan, le garçon qui nous avait donné à manger du mouton sur la plage, quand nous étions arrivées pour la première fois. Son visage est très doux, il a toujours les mêmes yeux rieurs, les cheveux noirs et bouclés comme ceux des Tziganes. Quand nous sommes entrées au kibboutz, c’est lui qui nous a montré les maisons, les étables, la tour, les réservoirs. Avec lui, j’ai marché jusqu’à l’orée des champs. Entre les pommiers, j’ai vu briller l’étang et, sur la colline, de l’autre côté de la plaine, les maisons des Druzes.
Yohanan ne parlait toujours rien d’autre que le hongrois, et maintenant, quelques mots d’anglais. Mais ça n’avait pas d’importance. On se parlait avec les mains, je lisais dans ses yeux. Je ne sais pas s’il nous avait reconnues. Il était vif et léger, il courait à travers les broussailles, toujours avec son chien. Il faisait un grand détour et il revenait vers moi, haletant. Il riait pour un rien. C’était lui le berger. Chaque jour, à l’aube, il partait avec le troupeau de chèvres et de moutons. Il emmenait les bêtes paître de l’autre côté de la plaine, vers les collines. Il emportait dans un sac en bandoulière du pain, des fruits, du fromage et de quoi boire. Quelquefois c’était moi qui lui apportais un repas chaud. Je traversais les plantations de pommiers et, quand j’arrivais devant la plaine, j’écoutais les bruits des moutons, pour repérer le troupeau.
Nous sommes entrées au kibboutz de Ramat Yohanan au commencement de l’hiver. Jacques était au combat, à la frontière syrienne, du côté de Tibériade. À chaque permission, il venait avec des amis, dans une vieille Packard verte cabossée, au pare-brise étoilé. Ensemble nous allions jusqu’à la mer, nous marchions dans les rues d’Haïfa, nous regardions les boutiques. Ou bien nous allions sur le mont Carmel, nous restions assis dans les pins. Le soleil brillait sur la mer, le vent faisait du bruit dans les aiguilles, il y avait une odeur de sève. Le soir, il venait avec moi au camp, nous écoutions de la musique, des disques de jazz. Dans le réfectoire, Yohanan jouait de l’accordéon, assis sur un tabouret au milieu de la salle. La lumière de l’ampoule électrique faisait briller ses cheveux noirs. Les femmes dansaient, des danses étranges qui enivraient. Je dansais avec Jacques, je buvais dans son verre du vin blanc, j’appuyais ma tête contre son épaule. Puis nous allions marcher dehors, sans nous parler. La nuit était claire, les arbres luisaient doucement, il y avait des chauves-souris autour des lampes. On se tenait par la main, comme des enfants amoureux. Je sentais sa chaleur, l’odeur de son corps, je ne peux pas l’oublier.
Nous allions nous marier. Jacques disait que ça n’avait pas d’importance, que c’était seulement un rite, pour faire plaisir à ma mère. Au printemps, quand il reviendrait de l’armée.
La permission finie, il repartait dans la voiture avec ses amis, vers la frontière. Il ne voulait pas que j’aille là-bas. Il disait que c’était trop dangereux. Je restais plusieurs semaines sans le voir. Je me souvenais de l’odeur de son corps. C’était Nora qui nous prêtait sa chambre pour que nous fassions l’amour. Je ne voulais pas que ma mère sache. Elle ne demandait rien, mais je crois qu’elle s’en doutait.
Les nuits étaient douces, couleur de velours. On entendait partout le bruissement des insectes. Les soirs du shabbat, la musique de l’accordéon arrivait par bouffées, comme une respiration. Après l’amour, je mettais mon oreille sur la poitrine de Jacques, j’écoutais battre son cœur. Je croyais que nous étions des enfants, si loin, si rêveurs. Je croyais que tout cela était éternel. La nuit bleue, le chant des insectes, la musique, la chaleur de nos corps unis sur l’étroit lit de sangles, le sommeil qui flottait autour de nous. Ou bien nous parlions, en fumant des cigarettes. Jacques voulait étudier la médecine. Nous irions au Canada, à Montréal, ou peut-être à Vancouver. Nous partirions quand Jacques aurait terminé son service dans l’armée. Nous nous marierions, et nous partirions. Le vin nous faisait tourner la tête.
Les champs étaient immenses. Le travail consistait à arracher les jeunes pousses des betteraves, pour n’en garder qu’une tous les vingt-cinq centimètres. Garçons et filles travaillaient ensemble, vêtus des mêmes pantalons et vareuse de grosse toile, et chaussés de godillots à semelles épaisses. Le matin, les champs étaient figés par le froid de la nuit. Il y avait une buée laiteuse qui s’accrochait aux arbres, aux collines. On avançait à croupetons, pour cueillir les tiges pâles des betteraves. Puis le soleil montait au-dessus de l’horizon, le ciel devenait d’un bleu très cru. Les sillons des champs étaient remplis de travailleurs, qui faisaient une rumeur d’oiseaux. De temps en temps, devant nous, s’échappaient des vols de passereaux.
Elizabeth restait au camp. Elle avait été affectée à la lingerie, pour laver et réparer les vêtements de travail. Elle se sentait trop vieille pour rester dehors toute la journée. Mais pour Esther, c’était dur et magnifique. Elle ne se lassait pas de sentir la brûlure du soleil, sur son visage, sur ses mains, sur ses épaules à travers le tissu de la chemise. Elle travaillait avec Nora. Elles avançaient au même rythme le long des sillons, remplissant les sacs de jute avec les pousses arrachées. Au début, elles bavardaient, elles riaient de marcher en canard. De temps à autre, elles s’arrêtaient pour se reposer, assises dans la boue, elles fumaient une cigarette à deux. Mais à la fin de la journée elles étaient si fatiguées qu’elles n’arrivaient plus à marcher. Leurs jambes engourdies ne les portaient plus. Elles finissaient le travail en se traînant sur leurs fonds de culotte. Vers quatre heures, Esther rentrait dans la chambre, elle se couchait sur son lit, pendant que sa mère allait dîner. Puis elle se réveillait, c’était le matin, une nouvelle journée commençait.
Elle portait sur elle la brûlure du soleil. C’était pour toutes ces années perdues, ces années éteintes. Nora portait la brûlure, elle aussi, jusqu’à la folie. Quelquefois elle s’allongeait sur la terre, les bras en croix, les yeux fermés, si longtemps qu’Esther devait la secouer l’obliger à se relever. « Ne fais pas ça, tu vas être malade » Quand il n’y avait pas de travail dans les champs, Esther et Nora allaient apporter de la nourriture au berger, du côté des collines. Dès qu’il les voyait arriver, Yohanan sortait son harmonica et il jouait, les mêmes airs qu’à l’accordéon, des danses hongroises. Les enfants du village arrivaient, ils descendaient à travers la colline de pierres, ils s’approchaient timidement. Ils étaient si pauvres, leurs habits déchirés, à travers les trous de leurs robes on voyait leur peau brune. Quand ils voyaient Esther et Nora, ils étaient à demi rassurés, ils descendaient encore, ils s’asseyaient sur les pierres pour écouter Yohanan jouer de l’harmonica.
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