Il ne sait pas comment continuer.
Mam parle à son tour. Elle est pâle, elle a l’air égaré. C’est cela surtout qui me fait mal. Je voudrais tant ne pas entendre ce qu’elle a à me dire.
« Alexis, nous devrons quitter cette maison. Nous allons devoir partir d’ici, pour toujours. »
Laure ne dit rien. Elle est debout bien droite sur la varangue, elle regarde fixement devant elle. Elle a le même visage impassible et durci que lorsque l’oncle Ludovic lui a demandé son nom avec sa voix ironique.
C’est le crépuscule déjà. La nuit douce commence sur le jardin. Devant nous, tout d’un coup, au-dessus des arbres, brille la première étoile, avec un éclat magique. Laure et moi, nous la regardons, et Mam se tourne elle aussi vers le ciel, elle fixe l’étoile, comme si c’était la première fois qu’elle la voyait, au-dessus de la Rivière Noire.
Pendant longtemps nous restons immobiles sous le regard de l’étoile. L’ombre descend sous les arbres, nous entendons les craquements de la nuit, les frôlements, la musique aiguë des moustiques.
C’est Mam qui rompt la première le silence. Elle dit avec un soupir :
« Comme c’est beau ! » Puis avec enjouement, en descendant les marches de la varangue :
« Venez, nous allons chercher le nom des étoiles. »
Mon père est descendu lui aussi. Il marche lentement, un peu voûté, les mains derrière le dos. Je marche près de lui, et Laure a enlacé Mam. Ensemble nous faisons le tour de la grande maison, comme d’un navire échoué. Dans la hutte de capt’n Cook, il y a une lumière qui vacille, on entend des bruits de voix étouffés. Il est le dernier à être resté sur la propriété, avec sa femme. Où iraient-ils ? Quand il est venu la première fois au Boucan, du temps de mon grand-père, il devait avoir vingt ans. Il venait juste d’être émancipé. J’entends sa voix qui résonne dans sa hutte, il parle seul, ou il chante. Au loin, il y a d’autres voix qui résonnent, du côté des champs de canne, ce sont les gunnies qui sont en train de glaner, ou qui marchent vers Tamarin par le chemin de La Coupe, Il y a aussi les crissements des insectes et les chants des crapauds dans le ravin, à l’autre bout du jardin.
Pour nous le ciel s’éclaire. Il faut tout oublier, et ne penser plus qu’aux étoiles. Mam nous montre les lumières, elle appelle mon père, pour nous poser des questions. J’entends dans le noir sa voix claire, jeune, et cela me fait du bien, me rassure.
« Regardez, là… N’est-ce pas Bételgeuse, au sommet d’Orion ? Et les trois Rois Mages ! Regardez vers le nord, vous allez voir le Chariot. Comment s’appelle la petite étoile qui est tout à fait au bout du Chariot, sur le timon ? »
Je regarde de toutes mes forces. Je ne suis pas sûr de la voir.
« Une étoile très petite, posée en haut du Chariot, au-dessus de la deuxième étoile ? »
Mon père pose la question gravement, comme si cela avait, ce soir, une importance exceptionnelle.
« Oui, c’est ça. Elle est toute petite, je la vois, et elle disparaît. »
« C’est Alcor, dit mon père. On l’appelle aussi le Cocher du Grand Chariot, les Arabes l’ont nommée Alcor, ce qui veut dire épreuve, parce qu’elle est si petite que seuls des yeux très perçants peuvent la distinguer. » Il se tait un instant, puis il dit à Mam, d’une voix plus gaie : « Tu as de bons yeux. Moi je ne peux plus la voir. »
Moi aussi, j’ai vu Alcor, ou plutôt, je rêve que je l’ai aperçue, fine comme une poussière de feu au-dessus du timon du Grand Chariot. Et de l’avoir vue, cela efface tous les mauvais souvenirs, toutes les inquiétudes.
C’est mon père qui nous a appris à aimer la nuit. Parfois, le soir, quand il ne travaille pas dans son bureau, il nous prend par la main, Laure à sa droite et moi à gauche, et il nous conduit le long de l’allée qui traverse le jardin jusqu’en bas, vers le sud. Il dit : l’ allée des étoiles , parce qu’elle va vers la région du ciel la plus peuplée. En marchant il fume une cigarette, et nous sentons l’odeur douce du tabac dans la nuit, et nous voyons la lueur qui rougeoie près de ses lèvres, et éclaire son visage. J’aime l’odeur du tabac dans la nuit.
Les plus belles nuits sont en juillet, quand le ciel est froid et brillant et qu’on voit, au-dessus des montagnes de la Rivière Noire, toutes les plus belles lumières du ciel : Véga, Altaïr de l’Aigle — Laure dit qu’elle ressemble plutôt à la lampe d’un cerf-volant — et cette troisième dont je ne me rappelle jamais le nom, pareille à un joyau au sommet de la grande croix. Ce sont les trois étoiles que mon père appelle les Belles de nuit, qui brillent en triangle dans le ciel pur. Il y a aussi Jupiter, et Saturne, tout à fait au sud, qui sont des feux fixes au-dessus des montagnes. Nous regardons beaucoup Saturne, Laure et moi, parce que notre tante Adélaïde nous a dit que c’était notre planète, celle qui régnait dans le ciel quand nous sommes nés, en décembre. Elle est belle, un peu bleutée, et elle brille au-dessus des arbres. C’est vrai qu’il y a en elle quelque chose qui effraie, une lumière pure et acérée comme celle qui brille parfois dans les yeux de Laure. Mars n’est pas loin de Saturne. Elle est rouge et vive, et sa lumière aussi nous attire. Mon père n’aime pas les choses qu’on raconte sur les astres. Il nous dit : « Venez, nous allons regarder la Croix du Sud. » Il marche devant nous, jusqu’au bout de l’allée, du côté de l’arbre chalta. Pour bien voir la Croix du Sud, il faut être loin des lumières de là maison. Nous regardons le ciel, presque sans respirer. Tout de suite, je repère les « suiveuses », haut dans le ciel, au bout du Centaure. À droite, la Croix est pâle et légère, elle flotte un peu inclinée, comme une voile de pirogue. Laure et moi nous l’apercevons en même temps, et nous n’avons pas besoin de le dire. Ensemble nous regardons la Croix, sans parler. Mam vient nous rejoindre, et elle ne dit rien à notre père. Nous restons là, et c’est comme si nous écoutions le bruit des astres dans la nuit C’est si beau qu’on n’a pas besoin de le dire. Mais je sens mon cœur qui me fait mal, et ma gorge qui se serre, parce que cette nuit-là, quelque chose a changé, quelque chose dit que tout doit finir. Peut-être que c’est écrit dans les étoiles, voilà ce que je pensé, peut-être qu’il est écrit dans les étoiles comment il faudrait faire pour que rien ne change et que nous soyons sauvés.
Il y a tant de signes dans le ciel. Je me souviens de toutes ces nuits d’été, lorsque nous étions couchés dans l’herbe du jardin, et que nous guettions les étoiles filantes. Un soir, nous avons vu une pluie d’étoiles, et Mam a dit tout de suite : « C’est un signe de guerre. » Mais elle s’est tue parce que notre père n’aime pas qu’on dise des choses comme cela. Nous avons regardé longtemps les traînées incandescentes qui traversaient le ciel dans tous les sens, certaines si longues que nous pouvions les suivre du regard, d’autres très brèves, qui explosaient aussitôt. Aujourd’hui encore, je sais que Laure, comme moi, cherche à voir dans les nuits d’été ces traits de feu qui tracent la destinée des hommes et permettent aux secrets de se réaliser. Nous regardons le ciel avec une telle attention que la tête nous tourne, que nous titubons de vertige. J’entends Mam qui parle bas à mon père, mais je ne comprends pas le sens de leurs paroles. À l’est, allant jusqu’au nord, il y a le grand fleuve pâle de la Galaxie, qui forme des îles près de la Croix du Cygne, et coule vers Orion. Un peu au-dessus, du côté de notre maison, j’aperçois la lueur confuse des Pléiades, pareilles à des lucioles. Je connais chaque endroit du ciel, chaque constellation. Mon père nous enseigne le ciel nocturne, et chaque soir, ou presque, il nous montre leur place sur une grande carte épinglée sur le mur de son bureau. « Celui qui connaît bien le ciel ne peut rien craindre de la mer », dit mon père. Lui qui est tellement secret, silencieux, quand il s’agit d’étoiles, il parle, il s’anime, ses yeux brillent. Il dit alors de belles choses sur le monde, sur la mer, sur Dieu. Il parle des voyages des grands marins, ceux qui ont découvert la route des Indes, l’Océanie, l’Amérique. Dans l’odeur du tabac qui flotte dans son bureau, je regarde les cartes. Il parle de Cook, de Drake, de Magellan qui découvrait les mers du Sud sur le Victoria , puis qui est mort dans les îles de la Sonde. Il parle de Tasman, de Biscœ, de Wilkes qui est allé jusqu’aux glaces éternelles du pôle Sud, et aussi des voyageurs extraordinaires, Marco Polo en Chine, de Soto en Amérique, Orellana qui a remonté le fleuve des Amazones, Gmelin qui est allé au bout de la Sibérie, Mungo Park, Stanley, Livingstone, Prjevalski. J’écoute ces histoires, les noms de pays, l’Afrique, le Tibet, les îles du Sud : ce sont des noms magiques, ils sont pour moi comme les noms des étoiles, comme les dessins des constellations. Le soir, couché sur mon lit de camp, j’écoute le bruit de la mer qui vient, le vent dans les aiguilles des filaos. Alors je pense à tous ces noms, il me semble que le ciel nocturne s’ouvre, et que je suis sur un navire aux voiles gonflées, sur la mer infinie, voguant jusqu’à Moluques, jusqu’à la baie de l’Astrolabe, jusqu’à Fidji, Moorea. Sur le pont de ce navire, avant de m’endormir, je vois le ciel comme je ne l’ai jamais vu encore, si grand, bleu sombre sur la mer phosphorescente. Je passe lentement de l’autre côté de l’horizon, et je vogue vers les Rois Mages, vers la Croix du Sud.
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