À côté d’elle, j’entends son souffle encore rauque de fatigue. Sur sa peau sombre le sable brille comme de la poudre d’or. Nous ne parlons pas. Nous regardons l’eau du lagon, en écoutant le bruit puissant de la mer derrière nous. C’est comme si nous étions là depuis des jours et des jours, ayant tout oublié du monde. Au loin, les hautes montagnes de Rodrigues changent lentement de couleur, le creux des anses est déjà dans l’ombre. La marée est haute. Le lagon est gonflé, lisse, d’un bleu profond. L’étrave de la pirogue repose à peine sur la plage, avec sa proue cambrée qui ressemble à un oiseau de mer.
Plus tard, quand le soleil est descendu, nous mangeons. Ouma se lève, le sable glisse sur son corps en pluie légère. Elle ramasse les varechs séchés, les bouts de bois déposés par le flux. Avec mon briquet à amadou, je mets le feu aux brindilles. Quand la flamme jaillit, le visage d’Ouma est éclairé d’une joie sauvage qui m’attire vers elle. Ouma fabrique une claie avec quelques brindilles mouillées, elle prépare les poissons. Puis elle étouffe le feu avec des poignées de sable, et elle pose la claie à même les braises. L’odeur des poissons grillés nous emplit de bonheur, et bientôt nous mangeons, les doigts brûlés, à la hâte.
Quelques oiseaux de mer sont venus, attirés par les déchets. Ils tracent de grands cercles contre le soleil, puis ils se posent sur la plage. Avant de manger, ils nous regardent, la tête penchée de côté.
« Ils ne sont plus méchants maintenant, ils nous connaissent. »
Les fous ne se posent pas sur le sable. Ils plongent vers les morceaux et les prennent au vol en faisant jaillir des nuages de poudre. Il y a même des crabes qui sortent de leurs trous, l’air poltron et féroce en même temps.
« Il y a beaucoup de monde ! » dit Ouma en riant.
Quand nous avons fini de manger, Ouma accroche nos habits au harpon, et nous nous couchons dans le sable brûlant, à l’ombre de ce parasol improvisé. Nous nous enterrons dans le sable, l’un à côté de l’autre. Peut-être qu’Ouma s’endort, comme cela, tandis que je regarde son visage aux yeux fermés, son beau front lisse où les cheveux bougent dans le vent. Quand elle respire, le sable glisse sur sa poitrine, fait briller son épaule à la lumière comme une pierre. Du bout des doigts, je caresse sa peau. Mais Ouma ne bouge pas. Elle respire lentement, la tête appuyée sur son bras replié, tandis que le vent emporte le sable en petits ruisseaux sur son corps immense. Devant moi, je vois le ciel vide, et Rodrigues brumeuse sur le miroir du lagon. Les oiseaux de mer volent au-dessus de nous, se sont posés sur la plage, à quelques pas de nous. Ils n’ont plus peur, ils sont devenus nos amis.
Je crois que ce jour est sans fin, comme la mer.
Pourtant le soir vient, et je marche sur la plage, entouré des oiseaux qui volent en poussant des cris inquiets. Il est trop tard pour songer à retourner à Rodrigues. La marée baisse, dénude les plateaux de corail dans le lagon, et nous risquerions de nous échouer, ou de briser la pirogue. Ouma vient de me rejoindre à la pointe de l’île. Nous nous sommes rhabillés à cause du vent de la mer. Les oiseaux de mer nous suivent en volant, se posent sur les rochers devant nous en poussant des cris étranges. Ici, la mer est libre. Nous voyons les vagues qui se brisent, au bout de leur voyage.
Quand je m’assois à côté d’Ouma, elle m’entoure de ses bras, elle appuie sa tête contre mon épaule. Je sens son odeur, sa chaleur. Le vent qui souffle est un vent de crépuscule, qui porte déjà l’ombre. Ouma frissonne contre moi. C’est ce vent qui l’inquiète, qui inquiète aussi les oiseaux et les fait sortir de leurs refuges, haut dans le ciel, criant vers les dernières lueurs du soleil au-dessus de la mer.
La nuit arrive vite. Déjà l’horizon s’efface et l’écume cesse de briller. Nous retournons de l’autre côté de l’île, sous le vent. Ouma prépare une couche pour la nuit. Elle étale des varechs séchés sur la dune, en haut de la plage. Nous nous enroulons dans nos vêtements pour ne pas sentir l’humidité. Les oiseaux ont cessé leur vol affolé. Ils se sont mis sur la plage, non loin de nous, et nous entendons dans l’ombre leurs caquetages, leurs claquements de bec. Serré contre Ouma, je respire l’odeur de son corps et de ses cheveux, je sens le goût de sel sur sa peau et sur ses lèvres.
Puis je sens sa respiration qui se calme, et je reste immobile, les yeux ouverts sur la nuit, écoutant le fracas des vagues qui montent derrière nous, de plus en plus proches. Les étoiles sont si nombreuses, aussi belles que lorsque j’étais couché sur le pont du Zeta . Devant moi, près des taches noires des montagnes de Rodrigues, il y a Orion et les Belles de nuit, et tout à fait au zénith, près de la Voie lactée, comme autrefois, je cherche les grains brillants des Pléiades. Comme autrefois, j’essaie d’apercevoir la septième étoile, Pléïone, et au bout du Grand Chariot, Alcor. En bas, à gauche, je reconnais la Croix du Sud, et je vois apparaître lentement, comme s’il naviguait vraiment sur la mer noire, le grand navire Argo . Je voudrais entendre la voix d’Ouma, mais je n’ose pas la réveiller. Je sens contre moi le mouvement lent de sa poitrine qui respire, et cela se mêle au fracas rythmé de la mer. Après cette journée si longue, pleine de lumière, nous sommes dans une nuit profonde et lente qui nous pénètre et nous transforme. C’est pour cela que nous sommes ici, pour vivre ce jour et cette nuit, loin des autres hommes, à l’entrée de la haute mer, parmi les oiseaux.
Est-ce que nous avons dormi vraiment ? Je ne sais plus. Je suis immobile, longtemps, sous le souffle du vent, sentant les coups terribles des vagues dans le socle de corail, et les étoiles girent lentement jusqu’à l’aube.
Au matin, Ouma est blottie dans le creux de mon corps, elle dort malgré le soleil qui éblouit ses paupières. Le sable mouillé par la rosée est collé sur sa peau sombre, coule en petits ruisseaux le long de sa nuque, se mélange au désordre des vêtements. Devant moi, l’eau du lagon est verte, et les oiseaux ont quitté la plage : ils recommencent leur ronde, ailes éployées dans le vent, yeux perçants qui guettent les fonds marins. Je vois les montagnes de Rodrigues, le Piton, le Bilactère, et le Diamant isolé sur la rive, nets et clairs. Il y a des pirogues qui glissent avec leur voile gonflée. Dans quelques instants, nous devrons remettre nos habits crissants de sable, nous monterons dans la pirogue, et le vent tirera sur la voile. Ouma restera à moitié endormie à l’avant, couchée au fond de la pirogue. Nous quitterons notre île, nous partirons, nous irons vers Rodrigues, et les oiseaux de mer ne nous accompagneront pas.
Lundi 10 août (1914)
Je fais le compte des jours, ce matin, seul au fond de l’Anse aux Anglais. Il y a plusieurs mois que j’ai commencé, suivant l’exemple de Robinson Crusoé, mais n’ayant pas de bois à entailler, ce sont des marques que j’ai faites sur les couvertures de mes cahiers d’écolier. C’est comme cela que je parviens à cette date, pour moi extraordinaire, puisqu’elle m’indique qu’il y a maintenant exactement quatre ans que je suis arrivé à Rodrigues. Cette découverte me bouleverse tellement que je ne peux plus rester en place. À la hâte, j’enfile mes chaussures poussiéreuses, pieds nus car il y a bien longtemps que je n’ai plus de chaussettes. Dans la cantine, je sors la veste grise souvenir de mes jours dans les bureaux de W. W. West à Port Louis. Je boutonne ma chemise jusqu’au col, mais impossible de trouver une cravate, la mienne ayant servi à attacher les pans de la voile qui me sert de tente une nuit d’orage. Sans chapeau, les cheveux et la barbe longs comme un naufragé, le visage brûlé de soleil, et vêtu de cette veste de bourgeois et chaussé de ces vieilles bottes, j’aurais été la risée des gens de Rempart Street à Port Louis. Mais ici, à Rodrigues, on est moins difficile, et je suis passé à peu près inaperçu.
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