Quand nous avons fini de manger, Ouma se lève. Elle éteint avec soin le feu, en le recouvrant de sable noir. Puis elle prend l’autre poisson qu’elle a roulé dans la terre pour l’abriter du soleil. Sans dire un mot, sans me regarder, elle s’en va. Le vent dessine la forme de son corps dans ses vêtements délavés par l’eau de mer et le soleil. Sur son visage brille la lumière, mais ses yeux sont deux taches d’ombre. Je comprends qu’elle ne doit pas parler. Je comprends que je dois rester, cela fait partie de son jeu, du jeu qu’elle joue avec moi.
Souple et rapide comme un animal, elle glisse entre les buissons, elle saute de roche en roche au fond de la vallée. Debout à côté du vieux tamarinier, je la vois un moment encore, escaladant le flanc de la colline, pareille à un cabri sauvage. Elle ne se retourne pas, ne s’arrête pas. Elle marche vers la montagne, vers le mont Lubin, elle disparaît dans l’ombre qui couvre les pentes de l’ouest. J’entends battre mon cœur, mes pensées bougent lentement. La solitude revient dans l’Anse aux Anglais, plus effrayante. Assis près de mon campement, tourné vers le couchant, je regarde les ombres qui avancent.
Alors, ces jours-là me conduisent plus loin encore dans mon rêve. Ce que je cherche m’apparaît chaque jour davantage, avec une force qui m’emplit de bonheur. Depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit, je suis en marche à travers la vallée, cherchant les points de repère, les indices. La lumière éblouissante qui précède les pluies de l’hiver, les cris des oiseaux de mer, les rafales de vent du nord-ouest créent en moi une sorte d’ivresse.
Parfois, entre les blocs de basalte, à mi-chemin du glacis, sur les rives de la rivière Roseaux, j’aperçois une ombre furtive, si rapide que je ne suis jamais sûr de l’avoir réellement vue. Ouma, descendue de sa montagne, m’observe, cachée derrière un rocher, ou dans les bosquets de vacoas. Quelquefois, elle vient accompagnée d’un jeune garçon d’une beauté extraordinaire, qu’elle dit être son demi-frère, et qui est muet. Il reste à côté d’elle, sans oser s’approcher, l’air sauvage et curieux à la fois. Il s’appelle Sri, c’est, à ce que dit Ouma, un surnom que lui a donné sa mère parce qu’il est comme un envoyé de Dieu.
Ouma m’apporte à manger, des mets étranges enveloppés dans des feuilles de m argo zes, des gâteaux de riz et des hourites séchées, du manioc, des gâteaux-piments. Elle pose la nourriture sur une pierre plate, devant mon campement, comme une offrande. Je lui parle de mes découvertes, et cela la fait rire. Sur un cahier, j’ai noté les signes que j’ai trouvés au fil des jours. Elle aime bien que je les lui lise à haute voix : pierres marquées d’un cœur, de deux poinçons, d’un croissant de lune. Pierre marquée de la lettre M selon les clavicules de Salomon, pierre marquée d’une croix. Une tête de serpent, une tête de femme, trois coups de poinçon en triangle. Pierre marquée d’une chaise, ou d’un Z, qui évoque le message du corsaire. Rocher tronqué. Rocher sculpté en toit. Pierre ornée d’un grand cercle. Pierre dont l’ombre dessine un chien. Pierre marquée d’un S et de deux poinçons. Pierre marquée d’un « chien turc » (chien rampant, sans bout de pattes). Roches portant une ligne de poinçons indiquant le sud-sud-ouest. Roche cassée et brûlée.
Ouma veut voir aussi les signes que j’ai rapportés, laves aux formes étranges, obsidienne, pierres portant des fossiles. Ouma les prend dans ses mains et les regarde avec attention comme si elles étaient magiques. Parfois elle m’apporte des objets étranges qu’elle a trouvés. Un jour, elle m’apporte une pierre couleur de fer, lisse et lourde. C’est une météorite, et le contact de mes mains avec ce corps tombé du ciel il y a peut-être des millénaires me fait frissonner comme un secret.
Presque chaque jour, maintenant, Ouma vient à l’Anse aux Anglais. Elle attend à l’ombre d’un arbre, en haut de la vallée, pendant que je mesure les distances, et aussi quand je creuse les trous de sonde, parce qu’elle a peur que le bruit n’attire des gens du voisinage. Plusieurs fois, le jeune Fritz et le fermier Begué sont venus me voir, et m’ont aidé à creuser des trous près de l’estuaire de la rivière. Ces jours-là, Ouma n’apparaît pas, mais je sais qu’elle est quelque part aux alentours, cachée derrière les arbres, dans un recoin où la couleur de sa peau passe inaperçue.
Avec Fritz, je place des jalons. Ce sont des roseaux que j’ai préparés à cet effet, et qu’il faut planter tous les cent pas pour tracer les lignes droites. Je vais alors vers le haut de la vallée, parmi les signes que j’ai reconnus, pierres poinçonnées, angles marqués, tas de cailloux disposés en triangle, etc., et je trace le prolongement des droites à l’aide du théodolite, pour les inscrire à l’intérieur du cadran initial (la grille du Corsaire). Le soleil brûle et fait étinceler les pierres noires. De temps en temps, je crie au jeune Fritz de venir me rejoindre, et il plante à mes pieds un nouveau jalon. En plissant les yeux, je peux voir toutes les lignes qui se rejoignent sur le lit de la rivière Roseaux, et les nœuds apparaissent, où je pourrai creuser mes trous de sonde.
Avec Fritz, plus tard nous creusons des trous près de la colline de l’ouest, au pied du Comble du Commandeur. La terre est dure et sèche, et tout de suite nos pics heurtent la roche basaltique. Chaque fois que je commence un nouveau trou de sonde, je suis plein d’impatience. Est-ce que nous allons enfin trouver un signe, une trace du passage du Corsaire, peut-être le commencement des « maçonneries » ? En fait de trésor, un matin, tandis que Fritz et moi creusons au pied de la colline dans le sol sablonneux, soudain je sens sous ma pioche rouler une boule légère que je crois bien avoir pris, dans ma folie, pour le crâne de quelque marin enseveli à cet endroit. L’objet roule sur le sable, et tout à coup, sort ses pattes et ses pinces ! (C’est un gros crabe de terre que j’ai surpris dans son sommeil. Le jeune Fritz, plus prompt que moi, l’assomme d’un coup de pelle. Tout joyeux, il interrompt son travail pour aller chercher de l’eau dans la marmite, et ayant allumé le feu, il prépare un court-bouillon avec le crabe !
Le soir, quand la lumière décline et que la vallée est silencieuse et calme, je sais qu’Ouma n’est pas loin. Je sens son regard qui m’observe du haut des collines. Parfois je l’appelle, je crie et j’écoute l’écho qui répète son nom jusqu’au fond de la vallée : « Ou-ma-a ! »
Son regard est à la fois proche et lointain comme celui d’un oiseau qui vole et dont on n’aperçoit l’ombre que lorsqu’elle fait cligner le soleil. Même si je reste longtemps sans la voir à cause de Fritz Castel ou de Begué (car jamais aucune femme manaf ne se montre aux habitants de la côte), j’aime sentir son regard sur moi, sur la vallée.
Peut-être que tout ceci lui appartient, qu’elle est, ainsi que ceux de son peuple, la véritable maîtresse de la vallée. Croit-elle seulement au trésor que je cherche ? Parfois, quand la lumière du jour n’est pas encore très sûre, je crois la voir marcher au milieu des blocs de lave, accompagnée de Sri, et se baisser pour examiner les pierres, comme si elle suivait une trace invisible.
Ou bien elle marche le long de la rivière jusqu’à l’estuaire, sur la plage où bat la mer. Debout devant l’eau transparente, elle regarde vers l’horizon, au-delà de la barrière de corail. Je m’approche d’elle, je regarde aussi la mer. Son visage est tendu, presque triste.
« À quoi penses-tu, Ouma ? »
Elle sursaute, elle tourne vers moi son visage, et ses yeux sont pleins de tristesse. Elle dit :
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