Elle attendait chaque saute dans le bruit doux des tambours. Dans le silence, la nuit brillait encore plus. Autour d’Ibusun, les insectes crissaient, les aboiements des crapauds enflaient, puis s’arrêtaient eux aussi. Maou restait longtemps, des heures peut-être, sans bouger dans son fauteuil de rotin. Elle ne pensait à rien. Elle se souvenait, c’est tout. L’enfant qui grandissait dans son ventre, l’attente à Fiesole, le silence. Les lettres d’Afrique qui n’arrivaient pas. La naissance de Fintan, le départ pour Nice. Il n’y avait plus d’argent, il fallait travailler, coudre à domicile, faire les ménages. La guerre. Geoffroy avait écrit juste une lettre, pour dire qu’il allait traverser le Sahara jusqu’à Alger, pour venir la chercher. Puis plus rien. Les Allemands convoitaient le Cameroun, ils bloquaient les mers. Avant de partir pour Saint-Martin, elle avait reçu un message, un livre déposé devant sa porte. C’était le roman de Margaret Mitchell, c’était l’année où ils s’étaient rencontrés à Fiesole, elle l’emportait partout où elle allait, un livre cartonné recouvert de toile bleue, imprimé très fin. Quand Geoffroy était parti pour l’Afrique, elle le lui avait donné, et maintenant, il était là, devant sa porte, un message venu de nulle part. Elle n’avait rien dit à Aurélia, ni à Rosa. Elle avait trop peur qu’elles ne lui disent que ça signifiait que l’Anglais était mort, quelque part, en Afrique.
Les cris des crapauds, les crissements des insectes, le roulement infatigable des tambours, de l’autre côté du fleuve. C’était une autre musique. Maou regardait ses mains, elle bougeait chaque doigt. Elle se rappelait le clavier du piano, à Livourne, lourd et chamarré comme un catafalque. C’était il y a si longtemps. La nuit, les sons lointains du piano pouvaient revenir. Quand elle était arrivée, la première semaine à Onitsha, elle avait découvert avec bonheur le piano du Club, dans la grande salle adjacente à la maison du D. O. Simpson, où les Anglais allaient s’asseoir pour lire interminablement leur Nigeria Gazette et leur African Advertiser . Elle s’était installée sur le tabouret, elle avait soufflé la poussière rouge accrochée au couvercle, et elle avait joué quelques notes, quelques mesures des Gymnopédies ou des Gnossiennes . Le son du piano éclatait jusque dans les jardins. Elle s’était retournée, et elle avait vu tous ces visages immobiles, elle avait senti ces regards, ce silence glacé. Les serviteurs noirs du Club étaient arrêtés sur le seuil, figés de stupeur. Non seulement une femme était entrée dans le Club, mais en plus elle jouait de la musique ! Maou était sortie rouge de honte et de colère, elle avait marché vite, elle avait couru dans les rues poussiéreuses de la ville. Elle se souvenait de la voix de Gerald Simpson sur le bateau, contrefaisant les noirs : « Spose Missus he fight black fellow he cry too mus ! » Quelque temps plus tard, elle était venue jusqu’à la porte du Club, pour chercher Geoffroy, et elle avait vu que le piano noir avait disparu. À sa place, il y avait une table et un bouquet, œuvre probable de M meRally.
Elle attendait dans la nuit, les mains appuyées sur son visage pour ne pas voir la lueur vacillante de la lampe. La nuit, quand tous les bruits humains s’éteignaient, il restait le léger roulement des tambours intermittents, et elle croyait entendre le bruit du grand fleuve, comme la mer. Ou bien c’était le souvenir du bruit des vagues à San Remo, dans la chambre aux volets entrouverts. La mer la nuit, quand il faisait trop chaud pour dormir. Elle avait voulu montrer à Geoffroy le pays où elle était née, Fiesole, dans les collines douces près de Florence. Elle savait bien qu’elle ne retrouverait plus rien, plus personne, pas même le souvenir de son père et de sa mère qu’elle n’avait jamais connus. Peut-être était-ce pour cela que Geoffroy l’avait choisie, parce qu’elle était seule, qu’elle n’avait pas eu, comme lui, une famille à renier. Grand-mère Aurélia, à Livourne, à Gênes, n’avait été qu’une nourrice, et la tante Rosa n’avait jamais été sa sœur, juste une vieille fille aigrie et méchante avec qui Aurélia partageait sa vie. Maou avait rencontré Geoffroy Allen au printemps 1935, à Nice, où il voyageait après avoir terminé à Londres ses études d’ingénieur. Il était grand, mince, romantique, sans argent, et sans famille comme elle, puisqu’il s’était séparé de ses parents. Elle était folle de lui, et elle l’avait suivi en Italie, à San Remo, à Florence. Elle n’avait que dix-huit ans, mais elle avait déjà l’habitude de tout décider pour elle-même. Elle avait voulu cet enfant, tout de suite, pour elle, pour ne plus être seule, sans rien dire à personne.
C’était bien de repenser à ce temps-là, dans le silence de la nuit. Elle se souvenait de ce qu’il racontait alors, de sa fièvre de partir, pour l’Égypte, pour le Soudan, pour aller jusqu’à Meroë, suivre cette trace. Il ne parlait que de cela, du dernier royaume du Nil, de la reine noire qui avait traversé le désert jusqu’au cœur de l’Afrique. Il parlait de cela comme si rien du monde présent n’avait d’importance, comme si la lumière de la légende brillait plus que le soleil visible.
À la fin de l’été ils s’étaient mariés, alors que l’enfant déjà grandissait dans le ventre de Maou. Aurélia avait donné l’autorisation, elle savait bien que rien ne pouvait l’empêcher. Mais Rosa avait dit « Porco inglese », parce qu’elle était jalouse, elle qui n’avait pas trouvé à se marier.
Geoffroy Allen était parti tout de suite pour l’Afrique de l’Ouest, pour le fleuve Niger. Il avait posé sa candidature pour un poste dans la United Africa Company, et il avait été engagé. Là-bas, il allait faire des affaires, acheter et vendre, et surtout il pourrait suivre le cours de son rêve, remonter le temps jusqu’à l’endroit où la reine de Meroë avait fondé sa nouvelle cité.
Maou avait gardé toutes ses lettres. Elle était prise d’un tel frisson d’enthousiasme qu’elle les lisait à haute voix, seule dans sa chambre, à Nice.
La guerre était en Espagne, en Érythrée, le monde était pris de folie, mais rien n’avait d’importance. Geoffroy était là-bas, sur le bord du grand fleuve, il allait découvrir le secret de la dernière reine de Meroë. Il préparait le voyage de Maou, il disait : « Quand nous serons réunis à Onitsha… » La tante Rosa grinçait : « Porco inglese, il est fou ! Au lieu de venir s’occuper de toi ! Avec l’enfant qui va naître ! » L’enfant était né en mars, Maou avait écrit alors une longue lettre, presque un roman, pour tout lui raconter, la naissance, le nom qu’elle avait choisi à cause de l’Irlande, la vie future. Mais la réponse avait tardé. Il y avait les grèves, on s’enlisait. L’argent manquait. On parlait de plus en plus de la guerre, il y avait des défilés dans les rues de Nice contre les Juifs, les journaux étaient pleins de haine.
Quand l’Italie était entrée en guerre, il avait fallu fuir Nice, trouver un refuge dans la montagne, à Saint-Martin. À cause de Geoffroy, il fallait se cacher, changer de nom. On parlait des camps de prisonniers où on enfermait les Anglais, à Borgo San Dalmazzo.
Il n’y avait plus d’avenir. Il n’y avait que le silence quotidien, qui consumait l’histoire. Maou pensait à la reine noire de Meroë, à l’impossible voyage à travers le désert. Pourquoi Geoffroy n’était pas là ?
C’étaient les années lointaines, étrangères. Maintenant, Maou avait rejoint le fleuve, elle était venue, enfin, dans ce pays dont elle avait rêvé si longtemps. Et tout était si banal. Ollivant, Chanrai, United Africa, est-ce que c’était pour ces noms-là qu’on avait vécu ?
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