Jean-Marie Le Clézio - Onitsha

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Fintan, Maou, Geoffroy : trois rêves, trois révoltes. Et une même soif.
Fintan Allen a douze ans lorsque, le 14 mars 1948, il embarque pour l'Afrique avec sa mère, Maou. Geoffroy Allen, qui avait laissé en France sa femme et son fils, leur a enfin demandé de venir le rejoindre à Onitsha, petit port fluvial où il travaille pour la United Africa. Fintan ne connaît ni son père, ni l'Afrique.
Maou, elle, rêve d'une Afrique idyllique où elle pourra vivre près de l'homme qu'elle aime, à l'abri des préjugés familiaux qui condamnaient en lui le rêveur sans le sou, et anglais de surcroît. C'est une Afrique bien différente qu'elle va découvrir, dévorante, insaisissable. Et un conformisme plus oppressant encore : celui du milieu colonial, fait de haines, de mesquineries, d'échecs inavouables.
« L'Afrique brûle comme un secret, comme une fièvre. Geoffroy Allen ne peut pas détacher son regard, un seul instant, il ne peut pas rêver d'autres rêves. »
Ce livre est pareil à l'Afrique. S'il s'en dégage malgré sa violence un tel sentiment de sérénité, c'est que, chez Le Clézio, même la fièvre, même la révolte, même la défaite sont les couleurs de la paix.

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J. M. G. LE CLÉZIO

Onitsha

à la mémoire de M. D. W. Jeffreys

Un long voyage

Le Surabaya , un navire de trois cents tonneaux, déjà vieux, de la Holland Africa Line, venait de quitter les eaux sales de l’estuaire de la Gironde et faisait route vers la côte ouest de l’Afrique, et Fintan regardait sa mère comme si c’était pour la première fois. Peut-être qu’il n’avait jamais senti auparavant à quel point elle était jeune, proche de lui, comme la sœur qu’il n’avait jamais eue. Non pas vraiment belle, mais si vivante, si forte. C’était la fin de l’après-midi, la lumière du soleil éclairait les cheveux foncés aux reflets dorés, la ligne du profil, le front haut et bombé formant un angle abrupt avec le nez, le contour des lèvres, le menton. Il y avait un duvet transparent sur sa peau, comme sur un fruit. Il la regardait, il aimait son visage.

Quand il avait eu dix ans, Fintan avait décidé qu’il n’appellerait plus sa mère autrement que par son petit nom. Elle s’appelait Maria Luisa, mais on disait : Maou. C’était Fintan, quand il était bébé, il ne savait pas prononcer son nom, et ça lui était resté. Il avait pris sa mère par la main, il l’avait regardée bien droit, il avait décidé : « À partir d’aujourd’hui, je t’appellerai Maou. » Il avait l’air si sérieux qu’elle était restée un moment sans répondre, puis elle avait éclaté de rire, un de ces fous rires qui la prenaient quelquefois, auxquels elle ne pouvait pas résister. Fintan avait ri lui aussi, et c’est comme cela que l’accord avait été scellé.

Le buste appuyé sur le bois de la lisse, Maou regardait le sillage du navire, et Fintan la regardait. C’était la fin du dimanche 14 mars 1948, Fintan n’oublierait jamais cette date. Le ciel et la mer étaient d’un bleu intense, presque violet. L’air était immobile, c’est-à-dire que le navire devait avancer à la même vitesse. Quelques mouettes volaient lourdement au-dessus du pont arrière, s’approchant et s’écartant du mât où le pavillon à trois bandes s’agitait comme un vieux linge. De temps en temps, elles glissaient sur le côté en criant, et leurs geignements faisaient une drôle de musique avec les trépidations des hélices.

Fintan regardait sa mère, il écoutait avec une attention presque douloureuse tous les bruits, les cris des mouettes, il sentait le glissement des vagues qui remontaient et appuyaient longuement sur la proue, soulevaient la coque dans le genre d’une respiration.

C’était la première fois. Il regardait le visage de Maou, à sa gauche, devenant peu à peu un pur profil contre l’éclat du ciel et de la mer. Il pensait que c’était cela, c’était la première fois. Et, en même temps, il ne pouvait pas comprendre pourquoi, cela serrait sa gorge et faisait battre son cœur plus fort, et mettait des larmes dans ses yeux, parce que c’était aussi la dernière fois. Ils s’en allaient, jamais plus rien ne serait comme autrefois. Au bout du sillage blanc, la bande de terre s’effaçait. La boue de l’estuaire tout d’un coup avait laissé apparaître le bleu profond de la mer. Les langues de sable hérissées de roseaux, où les huttes des pêcheurs paraissaient des jouets, et toutes ces formes étranges des rivages, tours, balises, nasses, carrières, blockhaus, tout s’était perdu dans le mouvement de la mer, s’était noyé dans la marée.

À la proue du navire, le disque du soleil descendait vers l’horizon.

« Viens voir le rayon vert. » Maou serrait Fintan contre elle, il croyait sentir son cœur battre dans sa poitrine à travers l’épaisseur du manteau. Sur le pont des premières, à l’avant, les gens applaudissaient, riaient à on ne savait quoi. Les marins rouge vif couraient entre les passagers, portaient des cordages, arrimaient la coupée.

Fintan découvrait qu’ils n’étaient pas seuls. Il y avait des gens partout. Ils allaient et venaient sans cesse entre le pont et les cabines, l’air affairé. Ils se penchaient sur le bastingage, ils cherchaient à voir, ils s’interpellaient, ils avaient des jumelles, des longues-vues. Ils avaient des pardessus gris, des chapeaux, des foulards. Ils bousculaient, ils parlaient fort, ils fumaient des cigarettes détaxées. Fintan voulait voir encore une fois le profil de Maou comme une ombre sur la lumière du ciel. Mais elle aussi lui parlait, elle avait des yeux brillants : « Tu es bien ? Tu as froid ? Tu veux qu’on descende dans la cabine, tu veux te reposer un peu avant le dîner ? »

Fintan s’accrochait à la lisse. Ses yeux étaient secs et brûlants comme des cailloux. Il voulait voir. Il ne voulait pas oublier cet instant, quand le bateau entrait dans la mer profonde, se séparait de la bande de terre lointaine, et la France disparaissait dans le bleu sombre de la houle, ces terres, ces villes, ces maisons, ces visages immergés, hachés dans le sillage, tandis qu’à la proue, devant les silhouettes des passagers de première posées sur la lisse comme des oiseaux hirsutes, avec leurs cris geignards et leurs rires, et le grondement bien tempéré des machines dans le ventre du Surabaya , émietté sur le dos fuyant des vagues, tout sonore et figé dans l’air immobile comme les parcelles d’un rêve, tandis qu’à la proue, au point où le ciel tombe à la mer, comme un doigt entrant par les pupilles et touchant le fond de la tête, éclatait le rayon vert !

La nuit, cette première nuit en mer, Fintan ne pouvait pas dormir. Il ne bougeait pas, il retenait sa respiration, pour entendre le souffle régulier de Maou, malgré les vibrations et les craquements des membrures. La fatigue brûlait son dos, les heures d’attente à Bordeaux, sur le quai, dans le vent froid. Le voyage en chemin de fer depuis Marseille. Et puis toutes ces journées qui avaient précédé le départ, les adieux, les larmes, la voix de grand-mère Aurélia qui racontait mille histoires drôles pour ne pas penser à ce qui arrivait. L’arrachement, le trou laissé dans la mémoire. « Ne pleure pas bellino , et si j’allais te voir là-bas ? » Le lent mouvement de la houle lui serrait la poitrine et la tête, c’était un mouvement qui vous prenait et vous emportait, un mouvement qui vous étreignait et vous faisait oublier, comme une douleur, comme un ennui. Dans la couchette étroite, Fintan serrait les bras contre son corps, il laissait le mouvement le rouler sur sa hanche. Il tombait, peut-être, comme autrefois pendant la guerre, il glissait en arrière, vers l’autre côté du monde. « Qu’est-ce qu’il y a là-bas ? Là-bas ? » Il entendait la voix de sa tante Rosa : « Qu’est-ce qu’il y a de si bien là-bas ? Est-ce qu’on n’y meurt pas ? » Il cherchait à voir, après le rayon vert, après le ciel tombant sur la mer. « Il était une fois, un pays où on arrivait après un long voyage, un pays où on arrivait quand on avait tout oublié, quand on ne savait même plus qui on était… »

La voix de grand-mère Aurélia résonnait encore sur la mer. Dans le creux dur de la couchette, avec la vibration des machines dans son corps, Fintan écoutait la voix qui parlait toute seule, qui cherchait à retenir le fil de l’autre vie. Déjà il avait mal d’oublier. « Je le déteste, je le déteste. Je ne veux pas partir, je ne veux pas aller là-bas. Je le déteste, il n’est pas mon père ! » Les membrures du bateau craquaient à chaque vague. Fintan essayait d’entendre la respiration tranquille de sa mère. Il chuchotait fort : « Maou ! Maou ! » Et comme elle ne répondait pas, il se glissait hors de la couchette. La cabine était éclairée par un jour au-dessus de la porte, six fentes verticales. Il y avait une ampoule électrique juste de l’autre côté, dans le couloir. Tandis qu’il se déplaçait, il voyait le filament briller à travers chaque fente. C’était une cabine intérieure, sans hublot, ils n’avaient pas les moyens. L’air était gris, étouffant et humide. Les yeux grands ouverts, Fintan cherchait à voir la silhouette de sa mère, endormie sur l’autre couchette, emportée, elle aussi, à l’envers sur l’océan en mouvement. Les membrures craquaient dans le travail de la houle, qui poussait, retenait, poussait encore.

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