Tatiana Rosnay - Moka

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Une fois, je l'avais suivi. Il habitait près du Père-Lachaise, dans un immeuble visiblement loué à des policiers. J'avais repéré son appartement, l'étage, la porte. Dans l'annuaire, j'avais trouvé son téléphone, sous le nom de Laurent, L. Avait-il une femme, des enfants ? Je n'en savais rien. Je n'avais informé personne de mon plan. Ni Emma, ni Andrew. Ce n'était pas un plan à proprement parler, d'ailleurs, c'était une solution. Une idée. Quelque chose qui me permettait d'avancer. De me lever tous les matins et d'avoir de l'espoir. Quelque chose qui me réconfortait, qui faisait que le visage cireux de mon fils était moins difficile à regarder, jour après jour. C'était mon secret.

Je me suis sentie prête le huitième jour. Je suis rentrée dans le commissariat et j'ai demandé à le voir. On m'a dit qu'il allait venir. C'était facile, jusqu'ici. Il est arrivé assez vite. J'ai vu dans son regard qu'il me reconnaissait. Un léger sourire. Les yeux toujours aussi clairs. J'ai dit que je devais lui parler. Il m'a emmenée dans un couloir, à côté d'une machine à café branlante. Il m'en a proposé un. J'ai dit non. Je ne savais pas comment débuter la conversation. Je cherchais mes mots. Mais c'est lui qui a parlé en premier.

— Le petit, toujours pareil ?

J'ai hoché la tête.

Il a soupiré.

— Rien de nouveau ici, madame. C'est long.

Je m'étais préparée à cela.

— Je voudrais voir le dossier. Les dépositions des témoins. Vous pouvez me les montrer ?

Il n'a pas eu l'air surpris. Quelques instants plus tard, j'étais dans la même pièce que le premier jour, ce jour inoubliable où nous étions venus Andrew et moi. Ce jour qui semblait si lointain. Laurent m'a tendu un dossier avec notre nom dessus et un matricule. Je me suis installée sur la chaise et j'ai lu. C'était comme un roman. Nos états civils, à tous, puis nos mots. Nos récits. Trois personnes avaient témoigné : deux passant et un chauffeur de bus de la ligne 91. Ils avaient vu l'accident, puis le chauffard prendre la fuite. Le chauffeur de bus avait un nom belge. Vandenbossche. Il vivait en banlieue sud. Il avait déclaré : « Je n'ai pas pu voir qui était au volant. Mais il me semble que c'était une femme. J'ai vu des cheveux bouclés et blonds. »

J'ai senti mon cœur se serrer. J'ai brandi la feuille vers Laurent. Il a sursauté.

— Vous avez lu ça ? Une femme. Le conducteur du 91 pense que c'était une femme.

Une femme. Quelle femme était capable de renverser un adolescent sur un passage piétons et de ne pas s'arrêter ? Quelle femme était capable de faire une chose pareille ? Une femme. Monstrueux. Impossible. Pour moi, le chauffard était un homme. D'ailleurs, on ne disait pas « chauffarde ». Ça n'existait pas.

Laurent n'a rien dit. Il a relu la feuille. J'aurais voulu qu'il parle, qu'il prononce un mot, mais rien n'est venu. J'ai continué ma lecture. « Une Mercedes marron. Un vieux modèle. La plaque était sale, poussiéreuse. J'ai pu noter les premiers numéros : 86 ou 56, ensuite LYR puis j'ai cru voir la fin : 54, 64 ou 84. Mais je n'en suis pas certain. Mais je suis certain que ce n'était pas 75. »

J'ai dit :

— Écoutez-moi maintenant. Je voudrais qu'on avance. Avec tout ce qu'on a là, on peut agir. On a des informations. Ce n'est pas comme si on était dans le flou, vous comprenez. On a des possibilités pour la plaque, ce n'est pas Paris, on le sait. Il faut avancer, passer des coups de fil, ça va sûrement être compliqué, mais c'est ce qu'il faut faire, non ?

Il m'écoutait poliment.

— On a un manque d'effectifs ici, madame. Et puis il y a eu tous les ponts de mai. Voilà. On est en train de restructurer le service, mais c'est long. Il faut du temps pour passer ces appels, pour faire ces vérifications. On fait ça manuellement, je vous l'ai dit. On n'est pas assez nombreux. Mais c'est en cours. Il faut être patiente.

Je l'ai regardé, sans rien dire. Je me suis rongé l'ongle du pouce, avec une nervosité que je n'arrivais pas à maîtriser.

Il a continué, avec la même voix indolente, calme.

— Un collègue a commencé. Il a déjà recueilli des informations. Mais on n'a pas encore trouvé. Soyez patiente, madame.

J'aurais voulu qu'il s'énerve, qu'il arrête d'être aussi calme. Qu'il me dise vraiment les choses. Qu'il me dise que personne n'avait vraiment avancé parce que tout le monde s'en fichait, parce qu'il y avait les ponts, les RTT, parce qu'il fallait aller au plus pressé, s'occuper des terroristes, des cambrioleurs, des braqueurs, et pas des lâches qui renversaient des gamins sur des passages piétons les mercredis après-midi.

Je me suis penchée vers lui.

— J'en ai marre d'être patiente. Je crois que vous n'avez pas compris. Je ne sais pas bien comment vous l'expliquer, mais si vous n'agissez pas plus rapidement, je vais devenir folle. Complètement folle. Vous m'entendez ?

J'ai hurlé le dernier mot. Il s'est levé, et il est revenu avec un verre d'eau. Il me l'a tendu. Je l'ai bu, en une grosse gorgée. Puis son téléphone a sonné. Il m'a priée de l'excuser, et il a répondu. Pendant ce temps, je laissais traîner mon regard sur le bureau. La déposition du conducteur de bus au nom belge. Son numéro de téléphone. Son adresse. Les chiffres de la plaque. Discrètement, j'ai sorti de mon sac un stylo, mon carnet. Pendant que Laurent parlait au téléphone, j'ai tout noté. La conversation téléphonique se prolongeait. Je me suis levée. Je lui ai fait signe que je devais partir. Il a eu l'air agité, m'a montré la chaise pour que je me rasseye. Mais je suis partie, à toute vitesse. Je n'en pouvais plus d'attendre.

À présent, j'avais ce que je voulais. Je pouvais commencer.

L'éditrice était une femme sympathique de mon âge. Je la connaissais mal, mais elle a immédiatement remarqué mon état. Je lui ai tout dit. Que mon fils était dans le coma depuis deux semaines. Qu'on ne savait toujours pas qui l'avait renversé. Que je rien dormais plus. Elle m'a pris la main. La sienne était chaude, douce. Nous sommes restées ainsi quelques minutes, main dans la main. Puis elle m'a dit : « Vous avez envie de retravailler avec moi ? Si vous ne voulez pas, si c'est trop dur en ce moment avec votre fils, je comprendrais. » Je l'ai remerciée. J'ai dit qu'il fallait que je me change les idées, que je ne passe pas mes journées entières à l'hôpital. Et de toute façon, il fallait bien aussi que je gagne ma vie. En prononçant ces mots, j'ai songé à leur ironie. Ma vie s'écroulait, mais il me fallait encore la gagner.

Elle m'a parlé du projet en cours. Un roman américain qui avait défrayé la chronique, écrit sous pseudonyme par une journaliste célèbre qui n'avait pas révélé son identité. Certaines scènes étaient franchement érotiques.

— J'ai beaucoup de mal à le faire traduire, avoua l'éditrice. Surtout les scènes chaudes. Les résultats sont vraiment mauvais. Vous êtes mon dernier espoir.

Elle me donna un manuscrit dans une chemise cartonnée rouge.

— Jetez-y un coup d'œil.

J'ai dit : « Pourquoi moi ? Vous savez bien que ce n'est pas dans mes cordes. Moi, c'est plutôt les dossiers de presse, le marketing. Je fais très rarement des livres, encore moins des romans. »

Elle a souri.

— Oui, je sais. Mais je vous fais confiance. Vous regarderez, vous me direz.

De retour chez moi, j'ai feuilleté le livre. D'un point de vue politique, il était intéressant, bien construit, rappelant l'affaire Lewinsky. D'un point de vue érotique, il était explicite. Un langage direct. Je ne me voyais pas traduire cela. D'autant plus que c'était de l'américain. Je maîtrisais mieux l'anglais. Pourquoi m'embarquer dans cette galère ? Pourquoi me ridiculiser ? J'avais besoin d'argent, oui, mais pas au point de m'aventurer à traduire un texte aussi périlleux. Vous êtes mon dernier espoir. Un autre jour, à un autre moment, ces mots-là m'auraient fait plaisir. J'avais mis tant d'années à bâtir ma réputation, à refuser de travailler en agence pour continuer à être free-lance, afin de garder mon indépendance malgré des salaires en dents de scie. Pas facile. Mais j'y étais arrivée, à force de travail, de rigueur. J'avais réussi à passer outre le fait que pour beaucoup de gens, traduire, ce n'est pas un métier noble.

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