Tatiana Rosnay - Le voisin
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Tatiana de Rosnay
LE VOISIN
Éditions Héloïse d'Ormesson, 2000
À monsieur X., mon ex-voisin, qui, pendant un an,
m'a empêchée de dormir, et qui (bien malgré lui)
m'a donné l'idée de ce roman.
À Nicolas, Louis et Charlotte, voisins de cœur.
L'enfer, c'est les autres.
Jean-Paul Sartre,
Huis clos, scène V
Vienne la nuit sonne l'heure
Guillaume Apollinaire,
« Le pont Mirabeau », Alcools
Peut-être réprimée la personne qui,
dans un lieu public ou privé,
est à l'origine d'un bruit particulier susceptible
de porter atteinte à la tranquillité du voisinage
ou à la santé, du fait de sa durée, de sa répétition
et de son intensité.
(Décret du 18.4.1995)
DU HAUT DE SON CRÂNE à la pointe de ses talons, le sommier la plaque contre le sol. Elle peut à peine bouger. Aplatie, le menton collé au parquet, elle halète comme un chien, la bouche ouverte. Lorsqu'elle a entendu la porte d'entrée claquer, dans son affolement, elle s'est heurté le front contre quelque chose, le coin du lit, peut-être. À présent, elle a mal. Avec difficulté, le plus lentement possible pour ne pas faire de bruit, elle tente de dégager une main. Il y a peu de place sous le sommier. Doucement, elle passe les doigts sur sa tempe. Sensation poisseuse. Du sang ? Elle ne voit rien. Il fait trop sombre. Une seule chose importe : sortir de là. Mais comment ? Comment fuir ? Les questions résonnent dans sa tête. Pourquoi est-il rentré à cette heure-ci ? Que fait-il là ? Se doute-t-il de quelque chose ? Avait-il l'intention de la piéger ?
Elle tente de respirer plus calmement, de réfléchir. Son nez la chatouille. Il y a un peu de poussière sous le lit. Ne pas éternuer, ne pas bouger, ni souffler, ni tressaillir. Mais la panique gagne du terrain. Elle ferme les yeux. Des zigzags zèbrent l'intérieur de ses paupières. Ses oreilles bourdonnent, son cœur s'emballe. Sa poitrine reste bloquée, compressée. Elle ne peut plus respirer. L'angoisse l'aspire, l'attire, la soumet. Elle s'y abandonne comme à une horrible jouissance. Un moment de flottement, semblable à une perte de connaissance, puis elle refait surface. De toutes ses forces, elle appuie ses poings contre sa bouche. Ne pas pleurer, ne pas crier, ne faire aucun bruit. Rester calme. Mais comment sortir de cette chambre ? Des grossièretés inhabituelles lui viennent aux lèvres. Sortir de cette chambre… « Cette putain de merde de chambre. Et lui, ce con, ce couillon. » Les jurons ne changent rien à la situation.
L'homme est là, bien là, étendu sur le lit, au-dessus d'elle. Vingt centimètres à peine les séparent. Il respire. Un souffle régulier et paisible. Elle l'imagine, les mains croisées derrière la nuque, les paupières closes. Une pensée atroce l'effleure. Il doit l'entendre, il doit capter ce cœur qui bat comme une grosse caisse. Pourtant il ne bouge pas. S'est-il endormi ?
L'homme l'écrase de tout son poids. Il la domine, il l'opprime. Le sommier déformé par la courbe de son dos est soudé à ses omoplates à elle, à ses reins, à ses fesses, à ses cuisses. Même à travers le matelas, elle croit percevoir la chaleur de son corps, le grain de sa peau, son odeur, son haleine. Ils sont comme imbriqués l'un sur l'autre. Cette intimité forcée la dégoûte. Un cauchemar. Elle a pris trop de risques. Comment a-t-elle pu être si stupide ? Ce jeu puéril l'a grisée, comme un gamin joue avec des allumettes : fasciné par la petite flamme, il met le feu à sa maison.
Combien de temps va-t-elle rester là ? Et ses enfants ? Et son mari ? Les jumeaux ne vont pas tarder à rentrer. En voyant que leur mère est absente, ils iront chez la voisine du troisième, ou les étudiants du second. Ils s'inquiéteront à l'heure du dîner, lorsque leur estomac se manifestera. Où est passée maman ? Ils appelleront leur père à son bureau. Elle imagine déjà la scène : son mari, rentré ventre à terre, perplexe, soucieux. Mais où peut-elle être ? À cette heure-ci, maman est toujours à la maison, derrière son ordinateur ou à ses casseroles. Et la nuit qui tombe… S'ils la voyaient, prisonnière de sa propre inconscience, bloquée sous un lit, le front ensanglanté, avec cet homme vautré au-dessus d'elle. Ils auraient honte. Elle a honte aussi.
Sans bruit, elle se met à pleurer. Les larmes coulent, sur ses joues, se mêlent au sang de sa blessure. Un goût à la fois salé et douceâtre pique sa langue.
Jamais elle n'a eu si peur. S'il devine sa présence, il la fera payer pour tout.
Et il la fera payer très cher.
1
« PROPRIÉTAIRE LOUE beau 4 pièces 120 m2 soleil refait neuf 9 000 F plus charges RV ce jour 13 h 30 27 av. de La Jostellerie 4e face »
Colombe est arrivée en retard. Déjà trente personnes devant elle. Elle se résigne à faire la queue dans l'escalier. Tous les quarts d'heure, elle monte une marche. Pour patienter, elle lit, sans grande conviction, un manuscrit qu'elle vient de recevoir. Une jeune femme trop maquillée glousse dans son téléphone mobile, sans se soucier de son entourage. Une quinquagénaire dévoile ses ennuis de santé à un monsieur las mais digne. Colombe trouve le temps long et le manuscrit ennuyeux. Avec un soupir, elle le range dans son sac. Il n'y a rien d'autre à faire que d'attendre, subir les deux conversations de la cage d'escalier : les triomphes amoureux d'une midinette et les affres de la ménopause. Colombe bâille. Ployant ses longues jambes, elle s'assied sur une marche.
Le propriétaire de l'appartement est un méticuleux personnage qui craint bien sûr, comme tout propriétaire, les rayures sur ses parquets ou les taches sur ses murs. Mais ses appréhensions vont au-delà de simples tracas matériels. Il souhaite accueillir dans ces quatre pièces ensoleillées une personne de confiance, un être qui épouse une définition précise, celle dont il a fait son credo : « quelqu'un de bien ». Aussi inspecte-t-il le défilé incessant des futurs locataires avec scepticisme, comme si chaque candidat était un cancre face à l'intransigeance d'un grand oral.
Quand c'est enfin son tour, Colombe se rend compte que le propriétaire s'adresse à elle avec une certaine déférence. Pourtant, lui semble-t-il, il a envoyé balader le monsieur mélancolique et la dame volubile. Est-elle la candidate qu'il recherche ? Sans doute, car il lui fait faire deux fois la visite de l'appartement. Il la contemple avec un sourire satisfait. Que voit-il en elle ? Colombe s'amuse intérieurement. Elle connaît la réponse par cœur : une jeune femme, la petite trentaine, les traits lisses, les vêtements sages. Gentille, bien élevée. « Quelqu'un de bien. »
Lorsque le propriétaire lui demande si elle a des enfants, il faut bien lui avouer les jumeaux de onze ans. Un personnage aussi soigneux ne voudra certainement pas d'enfants chez lui. Les parquets ! Les murs ! Adieu, avenue de La Jostellerie…
— Vous avez l'air bien jeune pour avoir des enfants de cet âge-là, remarque le propriétaire, qui ne semble pas du tout offusqué par l'annonce de cette double maternité.
Colombe reprend espoir. Elle hausse les épaules joliment, fait la moue.
— Que voulez-vous, monsieur, j'ai commencé tôt…
Il la trouve drôle. Et charmante. Quand elle lui dit qu'elle travaille à mi-temps dans l'édition et que son mari dirige une petite entreprise d'informatique, il sait qu'il a débusqué la locataire idéale.
— Votre prénom ? lui demande-t-il, la pointe du stylo affûtée.
— Colombe.
Il inscrit :
— Colombe Barou. Tiens, c'est amusant ça. « Colombarou ».
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