Tatiana Rosnay - La mémoire des murs
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Tatiana de Rosnay
La mémoire des murs
Roman
PLON
À ma fille, pour plus tard.
À la mémoire de V.L.
On se dit qu'au moins les lieux gardent
une légère empreinte des personnes
qui les ont habités.
Patrick MODIANO,
Dora Bruder.
Charme croyait à la souffrance des murs.
La pierre, pensait-elle, emmagasine les tragédies
humaines et s'en imprègne. Plus tard, à la faveur
d'un déménagement, et selon la sensibilité du locataire,
la pierre se décharge de sa peine, de son chagrin, et les restitue.
Jacques LANZMANN,
Rue des Rosiers.
Cette histoire est une fiction. Aucune personne réelle n'y figure et tant les personnages que leurs noms sont purement imaginaires.
L'appartement correspondait exactement à ce que je cherchais. Quarante-huit mètres carrés, quatrième étage, chambre sur cour, salon sur rue. Pierre de taille, lumière, calme. Quartier vivant, bien desservi par le métro, marché le samedi. Le loyer n'était pas donné, mais ça n'avait pas d'importance. J'aimais cet endroit. Je l'ai aimé tout de suite.
Le jeune homme de l'agence immobilière m'a appris qu'il y avait une autre personne intéressée. Un monsieur d'un âge avancé. J'ai imaginé un vieillard paisible dont le seul tort était de ne pas baisser le volume de sa télévision. Le propriétaire devait faire son choix entre un retraité voûté et une quadragénaire divorcée, sans enfants.
Dans la glace de la salle de bains, j'ai aperçu mon reflet : un fin visage à lunettes, des cheveux lisses gainés d'un Movida acajou, des salières acérées sous une peau qui commençait à se faner. Rien qui avait su retenir Frédéric. Frédéric, c'était du passé, me le répéter, encore et toujours. Nouvelle vie, nouvel appartement. Un appartement à deux stations de mon travail, c'est ce que j'ai dit au jeune homme qui m'écoutait poliment.
— Vous êtes dans quelle branche ? a-t-il demandé.
— Dans l'informatique. Je suis analyste programmeur.
Comme toujours, j'ai vu son sourire se teindre d'ennui. Une femme qui maniait le html, c'était rébarbatif, sauf si elle avait un physique.
J'ai fait un nouveau tour des lieux. La cuisine était petite, mais propre et fonctionnelle, comme la salle de bains. Le salon donnait sur les toits gris de la rue Dambre. La chambre était très calme.
— Alors, a dit le jeune homme, vous le voulez ?
J'ai regardé une dernière fois autour de moi.
Frédéric aurait-il aimé ? J'imaginais sa moue, le léger haussement d'épaules. Il aurait trouvé ça trop étriqué. Trop « bonne femme chichi ». Mais après tout, Frédéric n'était plus là pour se plaindre, pour me critiquer. J'allais vivre seule. Et pour vivre seule, il fallait que je me sente bien chez moi.
Pas question de laisser le 25, rue Dambre à un retraité. Ou à qui que ce soit, d'ailleurs.
Quelques jours plus tard, le jeune homme de l'agence m'a téléphoné pour m'annoncer que mon dossier avait été retenu par le propriétaire. Je pouvais emménager immédiatement. Frédéric avait gardé la plupart de nos meubles. Je n'en voulais plus, de ces meubles-là. Je me demandais comment sa fiancée supportait de dormir dans un lit où il m'avait fait l'amour pendant si longtemps. Je n'ai rien gardé de nos années en commun. J'avais tourné la page. Il a suffi d'acheter un lit, un canapé, un fauteuil, une armoire, une commode, une table et deux chaises. Le tout me fut livré en quelques jours. Je n'ai pas fait mettre le téléphone, mon portable suffisait. Mon seul luxe fut d'installer le câble, pour disposer d'une centaine de chaînes et pour que mon ordinateur soit relié à Internet en permanence.
Ma collègue Elizabeth était venue m'aider à monter l'armoire. Elle était costaud, malgré un air trompeur de jeune fille chétive. Elizabeth avait quinze ans de moins que moi. Jolie, amusante. Une des seules personnes avec qui je m'entendais au bureau. Malgré notre amitié grandissante, nous persistions à nous vouvoyer.
— Voulez-vous mettre l'armoire dans votre chambre, Pascaline ? Car si c'est le cas, nous devrions déjà monter l'arrière.
Le mode d'emploi de l'armoire n'eut aucun secret pour deux informaticiennes habituées aux arcanes des chiffres et des formules compliquées.
— Mal foutu, leur truc, a remarqué Elizabeth. Regardez, le bas est inversé, c'est idiot, non ?
Accroupie à ses côtés, j'ai fait oui de la tête, machinalement. Tout à coup, je ne me sentais pas bien. Une sorte de nausée, un vertige, qui m'ont fait vaciller sur mes talons.
— Vous êtes blanche, Pascaline, a dit Elizabeth.
Je me suis relevée pour m'asseoir sur le lit. Ma bouche était sèche. J'avais mal au cœur.
— Un coup de pompe, a déclaré Elizabeth. Typique, après un déménagement. Je vais vous chercher un remontant.
Assise sur le bord du lit, je frissonnais. Un rhume ? Une grippe ? Le stress du déménagement ? Elizabeth m'a tendu un verre de vin rouge.
— Allez, buvez et reposez-vous. Je vais continuer avec l'armoire.
Je l'ai regardée s'affairer. Comme elle était gentille. Je pensais déjà au cadeau que j'allais lui faire. Quelque chose qu'elle apprécierait… Une bougie parfumée ? Ou alors un disque compact, un livre. Je ne connaissais pas bien ses goûts.
Elizabeth avait enlevé son pull. Elle était en T-shirt, les bras nus. Comment pouvait-elle avoir chaud alors que je grelottais à ses côtés ? Ce devait être une grippe. Je me suis levée pour aller dans le salon. Je me suis allongée sur le canapé. Peu à peu, le malaise s'est estompé.
Après en avoir terminé avec l'armoire, Elizabeth est venue me rejoindre. Elle m'a demandé si j'allais mieux.
J'ai fait un geste de la main.
— Oui, merci, ça doit être la fatigue. Rien de plus.
Première nuit rue Dambre. J'étais bien. Première nuit de ma nouvelle vie. J'avais tant de projets. Voyager, lire, découvrir toutes sortes de choses. Et puis, avant tout, changer de tête, aller chez le coiffeur, bannir mes lunettes pour adopter des lentilles de contact. Une nouvelle garde-robe, aussi. Il fallait tout transformer. Mettre des choses plus attirantes. Oser. Aller de l'avant. Redevenir jolie. Car je l'avais été. Ce n'était pas parce que je n'avais plus de mari qu'il fallait se résoudre à ressembler à une vieille fille. Au travail aussi, il fallait tout changer. Il n'y avait pas qu'Elizabeth, au bureau. Je devais sortir de mon carcan, m'ouvrir aux autres. Me faire de nouveaux amis.
Mon dîner devant la télévision me remplissait d'une joie simple. Un œuf cocotte à la crème, une tranche de jambon fumé, du Boursin et du pain, une compote de pomme, un verre de bordeaux Frédéric et ses steaks sanguinolents étaient loin. Les poêles grasses dans l'évier. L'odeur de graillon dans mes cheveux. Ne plus penser à Frédéric. Mais même en fermant les écoutilles comme on éteint un ordinateur, sa voix revenait. Ma pauvre Pascaline. Tu as si peu d'imagination. Tu es si terre à terre. Si ennuyeuse. Ça ne t'arrive jamais de rêver ? D'imaginer une autre vie ?
Le portable a sonné, effaçant la voix de Frédéric. C'était celle de ma mère, à présent. « Oui, maman, tout va bien. Tout est installé, c'est très confortable. Non, je n'ai besoin de rien. C'est ça, maman. Promis. Bonsoir, maman ! »
J'avais installé la télévision sur une table basse, en face du canapé. Télécommande à la main, je zappais d'une chaîne à l'autre. C'était ainsi que je me détendais. Je lisais peu. J'avais acheté une pile de romans, toujours dans les cartons. Dans ma « nouvelle vie », je me voyais lire.
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