Des gens mouraient, à Nankin, en Érythrée, en Espagne, les camps de réfugiés près de Perpignan débordaient de femmes et d’enfants qui n’attendaient que le mot du gouvernement qui les sortirait de ce cloaque et leur rendrait la liberté. Et ici, rue du Cotentin, dans le salon baigné par le doux soleil printanier, le bruissement des langues tissait un nid protecteur, un havre, une amnésie tranquille et sans conséquence.
Justine a annoncé : « La Coccinelle, poème de Victor Hugo. » C’était la tante Willelmine au piano, très digne, comme si elle s’apprêtait à jouer une hymne. Justine avait une voix claire, un peu flûtée, une élocution impeccable, elle détachait chaque syllable, elle faisait sonner chaque consonne. Elle chantait cet air pour la première fois en public.
Ell-e me dit quelque cho-ose
Me tourmente — et j’a-perçus
Son cou de nei-ege et — des-sus
Un pe-e-etit-t-insec-te ro-ose !
Éthel sentit une rougeur à ses joues, des picotements. Ses yeux étaient fixés droit devant elle, sans regarder qui que ce soit. Maintenant le bruit des conversations du salon s’était tu. C’était tout ce que la jeune fille détestait, cet air composé, entendu, une manière de précaution précieuse, un mensonge raffiné qui cachait leurs peurs et leurs rancœurs.
On eût dit — un coquille-a-age
Dos rose et taché de noir
Les fauvet-tes pour nous voir —
Se penchaient dans le feuille-a-age !
C’était long, lent. La tante Willelmine trillait au piano à la fin de chaque quatrain, sans doute pour imiter le concert des oiseaux dans les arbres. Les femmes s’éventaient, il faisait chaud et lourd — la générale Lemercier, son air ravi, sa bouche ridée en ô circonflexe. Éthel sentait les gouttes de sueur piquer ses côtes, sous les aisselles. Elle regardait Justine à présent, sans ciller, elle s’était attachée à son mince filet de voix, pour prévenir le moindre dérapage. Soudain le ridicule de la situation lui apparut : c’était elle la mère, qui accompagnait sa fille comme pour un concours de fin d’année à l’école. Et ce poème contourné, mignard, insensé, cette bluette fade et infatuée, ces mots qui sonnaient d’un grelot aigrelet, hâtif et saccadé comme au cou d’un poney pomponné dans un manège d’enfants.
Sa bou-che fraîche était là
Je me courbai — sur la be-el-le
Et je pris — la coc-ci-ne-elle-mais-le-bai-ser-s’en-vola ! !
Encore un trille et Justine reprit : « Mais-le-bai-ser-s’en-vola ! ! », saluée par les rires — la générale daignant applaudir en frappant son éventail replié sur la paume de sa main gauche.
Pourquoi est-ce là, au cours de cette scène ridicule, qu’Éthel se mit à haïr Maude, d’une haine si violente qu’elle lui fit battre le cœur ? Elle avait cessé d’écouter, tandis que Justine, encouragée par le murmure de l’assistance, reprenait le couplet de la belle, de la coccinelle et du baiser envolé.
« … les bê-tes-sont-t-au bon Dieu
mais la bêtise est-t-à l’homme ! »
Le dernier vers envoyé saccadé, trépidant, par la tante Willelmine, accompagné par les applaudissements du public. Éthel allait se lever, poussée par un mal au cœur, quand Laurent Feld, qui avait écouté toute la chanson sans broncher, lui glissa un billet griffonné à la hâte. Éthel lut : « Que Dieu nous préserve de cette folie française ! »
Il avait l’air sérieux. Il tapotait ses genoux du bout des doigts, mais dans ses yeux bleus Éthel vit une étincelle de drôlerie, et d’un seul coup elle recouvra ses sens. Une onde d’intense moquerie la parcourut.
Talon : La situation est précaire, personne n’a l’air de s’en soucier mais le krach nous guette, ce n’est pas la clique actuelle qui va l’empêcher. Alexandre : Bon, vous exagérez toujours tout, enfin tout cela est derrière nous. Talon : Oui, c’est ce qu’on veut nous faire croire, les boursicoteurs ont tout intérêt, mais retenez ce que je vous dis…
Tante Willelmine : Vous n’allez pas recommencer avec votre krach !
Voix des femmes : Oui, oui, parlons d’autre chose !
Pas toujours l’argent !
Chemin : L’or s’en va quand Blum arrive !
— Il était déjà parti depuis longtemps !
— De toute façon, le Front n’en a plus pour longtemps.
Talon : Heureusement, Hitler est en train de nettoyer l’Allemagne des bolcheviks, mais ici il est peut-être déjà trop tard.
Justine : Parlez-en de votre Hitleur. (Des voix corrigent : Hitler, pas Hitleur.) C’est pareil ! Il ne m’inspire pas confiance !
Chemin : Avez-vous lu l’article de l’académicien Abel Bonnard dans Le Petit Journal ? Il est allé rencontrer le chancelier à Berlin, qui lui a dit à quel point il regrette qu’on le présente en France comme un dictateur.
Alexandre : Allons bon ! Et qu’est-il, s’il vous plaît ? Chemin : Mon cher, un régime populaire ne peut pas exister dans la contrainte ! Hitler l’a dit lui-même, le peuple est avec moi parce qu’il sait que je m’occupe bien de ses besoins, que c’est son âme qui m’intéresse.
Willelmine : Son âme ! Ah oui, parlons-en de l’âme boche !
Chemin : Mais oui, madame, le peuple allemand a une grande et belle âme, ce n’est pas à une musicienne comme vous…
Willelmine : Ah non, ne mélangez pas ! Mozart, Schubert et Hitler, ça ne va pas ensemble ! (Rires.)
Talon : Pourtant vous avez lu comme moi dans la presse l’accueil qu’on lui a fait lors de la représentation des Maîtres chanteurs à Nuremberg, le chancelier a été ovationné, ce n’est pas à Paris que ça arriverait, je n’invente rien ! Chemin : Parce que nous sommes en pleine décadence, Debussy, Ravel, et caetera.
Éthel a bondi : « Ce n’est pas vrai, vous n’y connaissez rien, Ravel est un génie, et Debussy… » Elle a des larmes dans les yeux, et Laurent lui serre la main pour lui dire son soutien.
Alexandre : Allons, allons, la musique vaut mieux qu’une querelle, restons dans la politique, c’est plus… léger ! (Rires.)
Pauline : En attendant, il y en a qui font des affaires, vous avez appris la vente des tableaux que votre chancelier a renvoyés en Suisse parce qu’il les trouve dégénérés ? Des Vlaminck à deux cents francs suisses !
Générale Lemercier : D’autant que votre Hitler, il fait des choses euh… bref ça ressemble aux fautes que commet notre mascarade du gouvernement, vous ne croyez pas ? Les congés payés, les usines fleuries, les petites flatteries pour le bas peuple quoi !
Chemin : Il faut dire qu’avec lui le pays a changé, j’ai un ami qui est allé à Berlin dernièrement, il dit que, depuis l’arrivée du chancelier, l’Allemagne est devenue propre et agréable, il y a des fleurs partout, même dans les fermes et les petits villages…
Milou : Vous allez nous faire croire que c’est le paradis !
Talon : Tout de même, il a ouvert des plages sur la Baltique à un million de travailleurs, c’est mieux que ce qu’ont fait les socialistes, non ?
Pauline : La Baltique, quelle horreur ! ( Accent mauricien :) Ça doit être pire que votre Bretagne ! (Rires.)
Alexandre : Évidemment, Rugen ce n’est pas Nice ! Ma sœur ne jure que par la Riviera. Milou : Attendez-vous que le Führer envoie ses ouvriers à Nice !
Chemin : En attendant, il emploie des termes que Blum n’a jamais osé dire à ses électeurs, il leur parle du progrès, de l’honneur du travail qu’il leur a rendu, vous imaginez un homme politique qui dirait cela chez nous !
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