La générale : Et pour cause ! Il leur demande de travailler moins pour gagner plus ! Il achète leurs voix avec des congés payés et des vacances à la mer !
Chemin : Il ose même dire des choses que les bolcheviks et les socialistes n’ont jamais dites, qu’il faut rendre leur dignité aux travailleurs manuels, que pour lui un ouvrier spécialisé fait un travail cérébral et un comptable à la banque un travail machinal.
La générale : Et c’est vous, le comptable, qui appréciez ?
Chemin : Enfin, il faut dépasser l’intérêt personnel, il faut voir plus grand, plus loin ! Pourquoi voudriez-vous que je nie la vérité ? Aligner des chiffres, ça n’a rien de supérieur au travail de l’ouvrier qui peaufine une mécanique d’une auto, ou à un artisan qui fabrique un meuble de style.
Alexandre : Chemin socialiste, on aura tout vu !
Chemin : Ne dites pas ça ! Vous savez bien que je déteste les mensonges des socialistes, les crimes des bolcheviks en Russie ! Mais il faut inventer une voie nouvelle, c’est ce que dit Bonnard, lisez-le ! là !
Pauline : Une voie nouvelle ! Vous y croyez, vous ? Votre Hitler, excusez-moi, c’est un malin qui dit ce que les gens veulent entendre, mais il ne fera rien. Vous imaginez un pays où les ouvriers commandent aux patrons ? Même en Russie ça ne s’est jamais fait ! Voyez Staline !
Alexandre : Ttt, tt ! Voilà qu’on recommence à parler politique !
Talon : En attendant, l’Allemagne se porte mieux que la France, elle s’est redressée ! La générale : Pas étonnant, ils n’ont rien payé pour réparer les dégâts de la guerre, encore un cadeau des socialistes !
— Vous voyez, vous êtes incorrigibles !
Justine : Il paraît qu’en Allemagne ils ont créé des variétés de roses nouvelles, très blanches.
— Vous voulez rire, ma chère ! (La générale.) Ils ont volé les nôtres en 14, vous n’avez pas connu ça, vous, la Merveille de Lyon qu’ils ont baptisée Frau je ne sais quoi, Douski, Drouchi, ils ont tout copié, notre Malmaison, notre Soleil d’Or, et ils leur ont donné des noms qui s’éternuent, tellement personne ne peut les prononcer !
Alexandre : Allons bon ! Voilà qu’on fait la guerre même chez les rosiers !
Pauline : Enfin, Alex, ne soyez pas naïf ! Vous savez bien qu’il n’y a rien d’innocent, même chez les fleuristes ! Tout cela sent plutôt la combine que la rose, vous ne trouvez pas ?
Alexandre : Alors débochons les roses, mesdames ! Voilà le mot d’ordre !
Toujours le même bruit. Des mots, des rires, le tintement des petites cuillers dans les tasses à moka. Assise au fond de la salle à manger, Éthel regardait les convives l’un après l’autre, avec curiosité, alors qu’elle éprouvait naguère un sentiment de sécurité ou, pour mieux dire, un certain engourdissement à écouter leurs voix, l’accent chantant de Maurice, qui parvenait à donner du charme aux propos les plus violents, tout cela ponctué d’exclamations, des « Ayo ! » des tantes, environné par la brume des cigarettes blondes — Justine était parvenue à proscrire le tabac noir qui la faisait tousser. À présent, Éthel se sentait gagnée par l’angoisse et la colère, elle se levait de sa chaise, elle s’isolait à la cuisine où la bonne Ida faisait la vaisselle, elle l’aidait à essuyer et à ranger les assiettes. Un jour que Justine lui en faisait la remarque — « Tu sais comme ton père tient à ce que tu sois là, il te cherche des yeux » —, elle répondit méchamment : « Oui, toutes ces parlotes, ces cancans ! Il devait y avoir les mêmes dans le salon du Titanic quand il a coulé ! »
À mesure que le vaisseau familial s’enfonçait revenaient à Éthel tous ces bruits de voix, ces conversations absurdes, inutiles, cet acide qui accompagnait le flux des paroles comme si, un après-midi après l’autre, de la banalité des propos se dégageait une sorte de poison qui rongeait tout alentour, les visages, les cœurs, et jusqu’au papier peint de l’appartement.
Dans le même cahier où, à l’adolescence, elle notait les saillies, les bons mots, les phrases poétiques d’Alexandre, les humeurs fantasques des tantes mauriciennes, à présent elle écrivait rageusement les ridicules, les calomnies, les mauvais jeux de mots, les images haineuses :
« Luther, Rousseau, Kant, Fichte, les quatre kakangélistes. »
« Les familles juives, protestantes, l’État métèque ou monod, le monde maçonnique. » « La lèpre sémite. »
« L’honnête Français exploité par le banquier juif cosmopolite. »
« La kabbale, le règne de Satan » (Gougenot des Mousseaux, approuvé par S. S. Pie IX).
« Le Juif contre-productif » (Proudhon).
« Le Juif n’est pas comme nous : il a le nez crochu, les ongles carrés, les pieds plats, un bras plus court que l’autre » (Drumont).
« Il pue. »
« Il est naturellement immunisé contre les maladies qui nous tuent. »
« Son cerveau n’est pas fait comme le nôtre. »
« Pour le Juif, la France est un pays viager. Il ne croit à rien d’autre qu’à l’argent, son paradis est sur la terre » (Maurras).
« Les Juifs ont partie liée avec la chiromancie et la sorcellerie. »
« Nos grands hommes politiques s’appellent Jean Zay, alias Isaïe Ézéchiel, et Léon Blum, alias Karfunkelstein. »
« Les collaborateurs de L’Humanité s’appellent Blum, Rosenfeld, Hermann, Moch, Zyromski, Weil-Reynal, Cohen Adria, Goldschild, Modiano, Oppenheim, Hirschowitz, Schwartzentruber (à vos souhaits !), Ilmre Gyomaï, Hausser. »
« Les Anglais sont plus barbares que les Allemands, voyez l’Irlande. »
« Olier Mordrel l’a dit : il ne faut pas laisser négrifier la Bretagne. »
« Hitler l’a dit à Nuremberg : la France et l’Allemagne ont plus de raisons de s’admirer que de se haïr. »
« Il a prévenu les coupables : les Juifs et les bolchevistes ne seront pas oubliés. »
« Maurras l’a écrit dans L’Allée des philosophes : le génie sémite s’est éteint après la Bible. Aujourd’hui la République est un État sans ordre, dans lequel triomphent les quatre confédérés, les Juifs, les maçons, les protestants et les métèques. »
« Julius Streicher l’a dit à Nuremberg : la seule solution, c’est la destruction physique des Israélites. »
Après ces vagues violentes survenait l’accalmie, constatait Éthel, comme si, l’accès retombé, il ne restait plus qu’une langueur endolorie, une courbature honteuse, que la verve des tantes avait bien du mal à dissiper. On parlait mode, autos, sport ou cinéma.
« La Peugeot 402, la Légère, va détrôner toutes les autres, Renault, Delage, Talbot, De Dion, Panhard, Hotchkiss, et même la fameuse Rolls-Royce !
— Nous l’avons vue en vitrine au garage Messine à Wagram, elle est de-toute-beauté !
— Mais le prix ! Vous avez vu le prix ?
— Avec toutes leurs dévaluations, d’abord en Amérique, et puis ici cet été !
— Les congés-payés et leurs casquettes !
— Enfin, c’est tout de même un peu normal que ces pauvres gens aillent aussi voir la mer ! (Justine.)
— Vous avez entendu parler de la dernière invention, la radio-vision ?
— Béatrice Bretty qui vient chez vous vous parler ! Sarah Bernhardt !
— Oui, mais en vert, mes chères ! Toutes en vert, comme des trolls !
— Moi, je préfère aller au cinéma, vous avez vu La Grande Illusion ?
— Ah non, pas encore la guerre ! Moi, j’irai plutôt voir les frères Marx dans La Soupe aux canards ! »
C’est là que la générale ne manquait pas de commenter : « Moi, j’irai au cinéma quand ça sera au point. »
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