— Tu devrais, pourtant, c’était le soir des pussy shots .
Comment oublier cette beuverie ? Avec le verre adéquat et quelques contorsions, il avait mis au point une façon très particulière de siffler des vodkas entre les cuisses de Céline.
— Tu étais tellement soûl que tu as mis cette capote n’importe comment, elle m’a glissé entre les jambes au réveil.
Vidé tout à coup de ses forces, Yves tenta de se raccrocher à quelques images floues — lui, à genoux devant le sexe ouvert de Céline qui ruisselle d’alcool, puis eux deux se cognant dans les meubles pour parvenir jusqu’au lit, et puis, plus rien, le noir complet.
— C’est jamais qu’un retard, dit-elle en le voyant si abattu.
— Tu as fait un test ?
— J’attendais de t’en parler avant d’aller dans une pharmacie.
— Ce n’est pas de ce test-là que je parle.
Bien plus rapide que tout autre sentiment, toute logique, toute prudence : la peur. Les abîmes qu’elle jette sous les pas de l’homme épouvanté. Tout à coup, Céline n’était plus cette sulfureuse partenaire qui lui fouettait les sens. Elle n’avait pas même eu le temps de redevenir une femme comme une autre qui attend peut-être un heureux événement. Elle n’était plus rien qu’une pute sur qui étaient passés tant d’hommes après avoir fourré leur queue n’importe où. La maîtresse empoisonnée. Le haut risque en personne. Mais à quoi bon chercher une coupable quand depuis des mois il avait joué avec le feu que ces femmes allumaient en lui. À combien de centaines de morts avait-il échappé ? La sanction ne devait-elle pas tomber une nuit ou une autre, presque annoncée, inéluctable ? Yves quitta brusquement le temps présent pour celui des cauchemars. Son salon : un mouroir. La voix de Céline : un râle aigre. Son verre de whisky : un goût de fiel. Avant que le sol ne s’effondre, il tenta en vain de se raccrocher à quelque espoir scientifique. Tu n’es peut-être pas contaminé. On n’en meurt plus. Combien de semaines depuis le 1 ermai ?
Comme la vie était lumineuse deux minutes plus tôt.
— Je ne t’ai pas refilé de maladie, si c’est ce que tu crains. Je fais des contrôles réguliers, le dernier date d’il y a dix jours et nous ne nous sommes pas vus depuis.
Il ne put s’empêcher de sourire bêtement, rassuré par la soudaine indignation de Céline. Le soulagement qu’il éprouva lui fit relativiser ses petits malheurs ordinaires. Comment pouvait-il oublier si souvent qu’il était heureux, privilégié, et encore jeune. L’avenir pouvait recommencer.
— Je sais que c’est absurde mais je ne veux pas être seule quand je vais lire le résultat du test de grossesse.
De quoi parlait-elle, déjà ? Ah oui, de la vie. Yves venait de voir la mort en face et on lui parlait d’une hypothétique vie à venir. Et sur un ton si dérisoire, si solennel ! Tant de théâtralité contenue dans ce pathétique : J’ai un retard . Yves se retint de lui répondre : Ce sont les risques du métier , et se contenta de :
— Tu ne prends pas la pilule ?
— 100 % de mes rapports se font avec préservatif. Le risque était infime.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— D’abord ce test, et puis…
— Et puis quoi ?
— Et puis je verrai.
— Tu verras quoi, bordel, sois claire.
— C’est peut-être l’occasion que j’attends depuis longtemps.
— Tu es en train de dire que tu n’irais pas forcément avorter ?
— Ce gosse est peut-être une réponse.
— Une réponse à quoi, nom de Dieu !
Yves eut droit à une tirade aux enchaînements alambiqués et contradictoires. Sans jamais évoquer le désir d’enfant, Céline se demandait si elle n’allait pas saisir cette occasion de cesser de faire la pute , de changer de vie . La perspective de mettre au monde et d’élever un petit être n’entrait pas en ligne de compte, seule sa propre révolution importait, ses nouveaux projets. Avant l’accouchement, elle avait le temps de franchir ce pas qu’elle redoutait hier encore, créer son atelier de céramique avec une associée, retrouver d’anciens contacts, manier la terre à nouveau, inventer de nouvelles formes, proposer sa gamme, sa ligne. À la fin de son laïus exalté, il n’était plus question de test ou de grossesse à assumer, mais d’un design à imposer au monde. Yves comprit combien ce retard était un prétexte, combien Céline souffrait de s’être trompée à ce point de carrière — quelle idée aussi de vendre son corps quand on veut fabriquer des tasses à thé — mais était-ce une raison pour l’embarquer, lui, tout juste rescapé d’une mort certaine, dans un destin qui n’était pas le sien ?
— Dis-moi seulement jusqu’où tu veux m’impliquer au cas où tu persisterais à vouloir le garder.
— Si j’avais été enceinte des œuvres d’un autre, je m’en serais sans doute débarrassée. Toi, tu es le seul de mes clients que je respecte, parce que tu es le seul qui m’écoute et m’encourage. Ce n’est pas un hasard si l’on s’entend si bien au lit. Je veux pouvoir dire à mon gosse que son père est un type bien. Je ne te demande pas de le reconnaître ou de t’en occuper. Je veux que tu saches que si cet enfant existe, chaque fois qu’il prononcera le mot « papa », c’est de toi qu’il sera question. Si cet enfant existe tu sauras que quelqu’un quelque part porte tes gènes. Qu’il te réclame sans doute. Qu’il t’attend.
* * *
— Qu’est-ce que vous entendez par partir ?
— Débarrasser le plancher. N’était-ce pas ce que vous souhaitiez le plus au monde ?
— Pourquoi partir maintenant que…
Denis hésita, de peur de se livrer tout entier en une seule phrase. D’ouvrir trop grand, trop vite, une porte encore entrebâillée. Mais à vouloir éviter à tout prix la déclaration, il céda à leur ironie rodée par plusieurs semaines de querelleuse proximité.
— Maintenant que vous avez quitté le canapé pour mon lit.
— J’ai d’autres ambitions dans la vie, Denis Benitez.
— Qu’est-ce qui vous empêche d’être ambitieuse à mes côtés ? Je suis serveur ! Pas le genre de gars qui a peur que sa femme lui fasse de l’ombre.
— Vous auriez le cœur de me priver de toutes ces aventures qui m’attendent de par le monde ?
— Et la vie à deux, c’est pas une aventure ?
À son tour elle hésita, lui renvoya le regard de celle qui préfère taire une longue confession, douloureuse à coup sûr mais riche en sagesse et en enseignements. Pour ne pas rester sur un instant de gêne, elle embrassa la joue de Denis avec une infinie tendresse. À cet instant-là, il comprit que Marie-Jeanne Pereyres allait quitter sa vie comme elle y était entrée, sans un mot d’explication, et quand elle l’aurait décidé.
* * *
Au cœur de la nuit, Mia se réveilla d’un trop court sommeil. Elle chercha Philippe dans le lit, puis dans le reste de la villa, et finit par le débusquer sous cet auvent qu’il ne quittait plus. La veille, il avait décrété que cet espace sans justification réelle serait pour lui une sorte de cabinet de réflexion, un moyen de s’extraire du bloc spatio-temporel pour retrouver enfin son intimité mentale. Il s’y était installé avec son calepin, son broc d’eau, et s’était réinventé en Diogène moderne. De ce périmètre, Mia était exclue. Philippe aimait lui signifier que toute l’île pouvait bien lui appartenir, ces quatre mètres carrés-là lui resteraient inaccessibles.
Elle le trouva endormi, le réveilla d’un baiser, le ramena vers le lit, soucieuse d’effacer leurs rancœurs, d’accorder une dernière chance à leur idylle moribonde. La méthode avait fait ses preuves. Mais leur besoin de s’étreindre pour effacer leur amertume s’estompa vite au profit d’une triste routine. Philippe s’attardait sur des préliminaires qui lui donnaient le temps des retrouvailles mais qui mettaient Mia mal à l’aise par leur tendresse excessive. Elle savait alors se cambrer dans une obscène posture qui interdisait à Philippe de lui résister, et qui offrait au regard toute son intimité en une seule courbe. À son tour, il brandissait son sexe vers le visage de Mia qui le happait pour le raidir plus encore. Puis il la pénétrait, allait et venait en elle, régulier, sans modulation, privant Mia de divins ralentissements et de fermes accélérations. Elle finissait par bousculer le rythme en opérant une volte-face qui laissait à Philippe moins d’amplitude. Elle le chevauchait avec une fougue qu’il ne partageait pas mais qui avait pour seul avantage de freiner son excitation. À ce moment précis lui revenait en mémoire la façon dont Juliette, dans cette même position, ramenait ses genoux contre sa poitrine, formant un bloc de chair qui reposait entièrement sur le sexe dressé de son amant — Philippe en éprouvait l’irrésistible sensation d’être le pivot d’un autre corps. Mia préférait s’exprimer par la parole mais, étrangement, en anglais, ce qui donnait à Philippe la pénible impression d’être remplacé à son tour par un partenaire imaginaire — un bassiste irlandais, un acteur américain ou pire. Tôt ou tard il éjaculait et, comme chaque fois, le mot « réducteur » lui traversait l’esprit comme un réflexe pavlovien. Et ce depuis ce fameux soir où Mia, s’étonnant que Philippe ait éjaculé en elle, et non sur elle, lui avait dit :
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