— Ronnie, mon ex, se retirait toujours avant et m’aspergeait le ventre.
— … ?
— Il disait qu’éjaculer dans la fille était réducteur . C’était son terme.
— Réducteur ?
— Il n’était pas le seul. Corrado, celui d’avant Ronnie, ne s’en privait pas non plus. Mais toi, sur la question, tu es un peu old school .
— Vous avez tous appris à baiser devant le porno du samedi soir ?
Philippe concevait fort bien ce qu’avait de réducteur le message philosophique d’un Schopenhauer ou d’un Heidegger, mais que diable entendait un bassiste de pop anglaise par ce même mot, appliqué à ses orgasmes ? D’autres surprises avaient attendu Philippe au fil des mois, qui avaient remis en question tant de certitudes sur ses pratiques sexuelles, faisant de lui tantôt un moraliste, tantôt un ringard. Le jour où Mia lui avait déclaré n’avoir aucune objection à la sodomie, il en avait été presque déçu. Ce qu’il prenait comme le don d’une suprême intimité n’était pour Mia qu’une heureuse variante au banal coït.
Au lieu de les rapprocher, ce retour à l’alcôve les éloigna un peu plus. Cette nuit, ils ne dormiraient pas plus que les précédentes.
— Je pensais avoir assez d’ouverture d’esprit pour respecter tes valeurs, mais je n’y parviens pas. Tu es jeune, tu es belle, tu mènes une existence de rêve, mais tu représentes cette certaine idée de la décadence que j’essaie de formuler dans mon travail. Je ne peux plus me contredire à ce point. J’ai pensé pouvoir faire abstraction de ton mode de vie, de tes relations, j’ai pensé pouvoir être patient et t’aider à éviter quelques pièges mais je n’en ai plus le courage. Je me souviens de cet après-midi où nous traversions le jardin du Luxembourg, tu tremblais de froid, tu ne portais presque rien. Il s’est mis à pleuvoir, j’ai mis mon manteau sur tes épaules dans un élan certes un peu romantique, mais l’instant s’y prêtait divinement. Avec une moue qui t’a déformé le visage, tu m’as repoussé en t’exclamant : Tu ne crois quand même pas que je vais porter ta pelure ? Je ne me doutais pas à quel point le regard des autres était central dans ton existence. Tu vis de ça, tu vis par ça, tu vis pour ça, et tu meurs sans.
L’heure n’étant plus à l’affrontement mais au constat froid, Mia le laissa terminer sans s’indigner, sans même se sentir blessée. Débarrassée de cette tension qui couvait depuis plusieurs jours, elle attendit de pouvoir conclure à son tour.
— Tu ne vis pas plus que moi parmi tes contemporains, tu n’as aucune idée de qui est cet homme de la rue auquel tu te réfères si souvent. Tu plies la réalité de façon à l’adapter à ton discours et non l’inverse, c’est ta manière à toi de faire de la rationalisation secondaire. Tu es amoureux de tes raisonnements, et ce que tu appelles le réel n’a aucune espèce de réalité. Un peu psychologue, un peu philosophe, un peu sociologue, à tous ces rôles-là, tu préfères celui de prophète, car ton rêve serait de nous prédire une catastrophe mondiale et de la voir arriver. Tu y passerais aussi, mais tu mourrais avec la satisfaction d’avoir anticipé ce qui était invisible pour nous autres.
Ils restèrent un long moment silencieux, soulagés d’avoir résumé en peu de mots ce qu’ils sentaient poindre au fil des jours.
— Seuls ceux qui s’aiment vraiment peuvent décréter quand ils le souhaitent la non-existence du monde extérieur, ajouta-t-il. Nous n’en sommes pas capables.
— Tu as raison, nous n’en sommes pas capables.
Deux planètes situées à des années-lumière s’étaient rencontrées et une logique astrale voulait que cet instant-là aboutît à une éclipse. Un jour prochain, l’une des deux aurait fait disparaître la lumière de l’autre.
Un nouveau silence, sans doute leur dernier, les laissa immobiles, les yeux perdus sous les ténèbres.
Mais sous ce silence grondait un tumulte naissant, lourd de forces telluriques, qui agitait faune et flore sans que les humains ne le détectent encore. Mia et Philippe crurent y entendre les derniers bruissements de leur idylle perdue. Tous deux se trompaient. La menace était bien réelle.
* * *
Yves avait insisté pour que Sylvie repousse un rendez-vous avec un autre client afin de passer l’après-midi avec lui. Il redouta quelque mauvaise surprise mais rien ne vint contredire ce délicieux rendez-vous, dont le rituel, rodé au fil des mois, avait atteint son juste aboutissement. Après avoir fait l’amour, Sylvie enveloppa ses hanches dans une étole de soie beige pour s’en servir comme d’un pagne, soulignant des rondeurs qui ondulaient sur son passage. Elle se promena dans l’appartement à la recherche de nouveautés puis retourna s’étendre, prit une pose digne d’un modèle de Maillol et tendit la main vers une assiette de poires charnues qu’elle dégusta en laissant perler leur jus au coin des lèvres. Le plus souvent, elle interrompait de longs silences pour prononcer une phrase surgie on ne sait d’où. Quel dommage de ne plus trouver de passe-crassane après avril. Ou : J’aurais tellement aimé aimer lire . Mais ce samedi-là, dans sa pose d’odalisque, Sylvie demanda :
— Je te plairais encore si j’étais mince ?
Yves la rejoignit pour lui pétrir le corps et la rassurer sur sa beauté. Puis il s’allongea contre elle, les yeux clos, calé contre ses formes, apaisé. Elle le tira de sa rêverie en empoignant son sexe pour le branler avec délicatesse, et lança une conversation pour évaluer combien de temps il serait capable de la suivre.
— Qu’est-ce que tu feras quand tu n’auras plus d’argent pour te payer des filles ?
— … Je ne sais pas. L’échéance se rapproche…
— Il ne te faudra pas longtemps pour te trouver une femme à toi.
— … Je… Je suis dev… devenu… exigeant…
— Quel petit mari tu ferais !
Sylvie ne se doutait pas que son client était passé très près de ce destin-là. Yves faillit articuler quelques mots sur sa vie antérieure, mais il était trop tard pour articuler quoi que ce soit.
— Tu la traiterais avec décence, tu la surprendrais sans cesse, et je suis même certaine que tu ne la tromperais pas.
— … Je… Je ne… Humm…
Elle arrêta son mouvement juste avant l’imminence, il arracha l’emballage d’un préservatif avec les dents et la pénétra d’urgence, ce qui la fit éclater de rire.
En fin d’après-midi, fraîche et rhabillée de pied en cap, elle quitta l’appartement en disant :
— Si un jour tu trouves ta chérie, essaie quand même de garder le contact. On ira dans des salons de thé.
Il retourna se plonger dans les draps pour prolonger un instant de langueur. Ce soir, il irait dîner dans la brasserie où Denis Benitez l’avait tant de fois invité. Entre les pleurs d’Agnieszka et les divagations de Céline, Yves avait manqué la séance du dernier jeudi, et l’idée saugrenue d’avoir raté un témoignage capital lui avait traversé l’esprit. Il se devait de respecter ce rendez-vous-là tant que durerait son voyage au pays des femmes publiques. Ce jour prochain que Sylvie venait d’évoquer, il redeviendrait un homme comme un autre, mais réconcilié avec lui-même, plus riche de tout ce qu’elles lui avaient apporté.
Le cuir sur les épaules, le casque en main, il quitta son appartement puis franchit la porte vitrée du hall sans remarquer une silhouette assise sur les trois marches de l’accès au parking.
Tout à coup, il se sentit empoigné par le col, tiré vers l’arrière et projeté à terre.
L’agresseur s’agenouilla de tout son poids sur son torse pour lui couper le souffle. Éructant menaces et insultes, il lui martela le visage jusqu’à voir le sang gicler des arcades.
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