Kris se demandait à quelle race d’hommes il appartenait. Manifestement célibataire, pas trop mal fait de sa personne, pas pervers, ni inquiet, ni violent, ni dépressif, ni méprisant, il ne rentrait dans aucune des boîtes dans lesquelles elle rangeait ses clients habituels, et elle n’aimait pas ça. Les hommes avaient cessé de la surprendre depuis longtemps, elle les voyait venir de loin et connaissait par cœur le rôle de salope, de confidente ou de mère qu’ils voulaient lui faire jouer.
Peu à l’aise avec sa nudité, Yves s’enveloppa dans un drap à la façon d’une toge et se servit un verre de bourbon, qu’il sirota dans une posture romaine. Des deux, ce fut Kris qui eut besoin de rompre le silence.
— C’est quoi, votre job ? J’aime bien savoir ce que font les gens.
— Je pose des fenêtres et des volets. Ça me va.
— Poser des fenêtres ?
— Accroître la luminosité, ou créer l’obscurité totale, isoler du bruit. Combien d’individus ont des insomnies parce qu’ils sont persuadés de rater leur vie, alors qu’ils ont seulement des fenêtres merdiques.
Kris se surprit à examiner l’embrasure en P.V.C. de la fenêtre à laquelle elle était accoudée, puis retourna s’asseoir auprès de son hôte. Elle renchérit sur le mot « bruit », se plaignit d’être réveillée par le rideau de fer du bistrotier en face de chez elle, puis égrena quelques généralités sur le brouhaha urbain. Yves l’interrompit pour lui demander d’ôter son kimono, ce qu’elle fit sans s’en étonner. En la voyant, les jambes croisées, le bas remonté sur la cuisse, évaluer le nombre de décibels que peut produire un enfant en bas âge, Yves se souvint d’avoir un jour demandé à Pauline de se mettre nue pendant qu’elle préparait un cake aux olives : elle avait refusé tout net. Il apporta quelques précisions sur les fréquences de la voix humaine tout en admirant les seins superbes de son invitée, ses hanches, son pubis, la lisière de son sexe, qu’il eut envie de sentir, d’embrasser à nouveau, et s’agenouilla à terre. Puis il se releva, la queue dressée à hauteur de la bouche de Kris, qui allait devoir interrompre un moment sa conversation.
Plus tard dans la nuit, la méfiance de Kris s’était estompée ; elle n’avait pas affaire à un vicieux qui avançait masqué mais à un type qui n’avait pas fait l’amour depuis trop longtemps. Contre toute éthique professionnelle, elle lui demanda pourquoi il faisait appel à une prostituée. Sans la moindre envie d’énumérer toutes les étapes qui les avaient réunis dans ce lit, Yves orienta sa réponse vers l’avenir et non le passé : il voulait connaître tous les types de femmes. Les élancées et les toutes petites, les plantureuses et les menues, les dames et les soubrettes, les demi-vierges et les briscardes, de toutes les origines, de toutes les couleurs de peau, sans parler des catégories qui lui restaient à découvrir. Comment un homme tel que lui, compte tenu de son espérance de vie, de son activité salariée, et de ses rares déplacements à travers le globe, pouvait-il forger pareil projet sans s’en remettre à la prostitution ?
Après réflexion, Kris admit qu’il n’avait pas d’autre choix.
Il jeta un œil à sa montre et décida de s’assoupir enfin. Pour la première fois depuis longtemps, il allait retrouver le plaisir de se réveiller auprès d’une femme. Dans un mouvement réflexe, il attira Kris à lui et l’enlaça par la taille comme il le faisait avec Pauline. Elle se méprit et s’imagina une dernière fois réquisitionnée : le coup de l’étrier du client qui en voulait pour son argent. Pour s’en assurer, elle eut à son tour un geste mécanique en plaquant sa main dans l’entrejambe d’Yves pour vérifier son érection.
Stupéfait de voir son accès de tendresse sanctionné par une palpation aussi dégradante, Yves se laissa envahir par une vague de fureur : on l’avait réduit tout entier à un sexe avachi, on l’avait ravalé au rang d’animal.
Il l’empoigna sous les aisselles, la souleva de toute sa rage, la propulsa avec une telle force qu’elle termina sa chute contre un mur avant de retomber à terre.
Kris resta clouée au sol, hébétée.
Depuis qu’elle se prostituait, elle s’était déjà vue éjectée d’un lit, mais jamais de telle façon.
Yves revint lentement à lui. S’approcha, main tendue.
Elle comprit ce qui venait de se jouer : il avait ressenti l’humiliation qu’elle-même subissait quand un rustre se permettait les plus odieux malaxages. Pour une fois, c’était elle qui avait commis un geste intrusif sur le corps d’un autre.
Encore tremblant, il la pria de l’excuser.
Non, c’est moi , dit-elle.
Aucun des deux n’eut besoin d’en rajouter, il fallait laisser cet instant-là se vider de son malaise, car cet instant-là était fondateur. De cette brutale étreinte, et non du sexe, venait de naître une étrange complicité. Faire l’amour n’avait pas été le plus court chemin pour se découvrir, mais plutôt cette guerre éclair.
Ils se couchèrent, se blottirent l’un contre l’autre, encore tremblants.
Tard dans la nuit, elle dit :
— Je peux te présenter Lili, une collègue avec qui tu vas t’entendre. Et Agnieszka si tu as envie d’exotisme. N’oublie jamais qu’une pute se méfie autant de toi que toi d’elle, alors débrouille-toi pour les mettre en confiance, parce qu’en cas de grabuge, c’est elle qui aura le dessus. Si elle te demande d’emblée ce que tu aimes, comme je l’ai fait, c’est pour se débarrasser de toi le plus vite possible. Si tu veux passer la nuit avec elle, ne paie pas à l’avance parce qu’elle va attendre que tu sois endormi pour partir en douce. Si je t’apprends à négocier, au bout de quelques nuits tu ne paieras plus le prix fort. Et si tu ne te venges pas sur les putes de tes petits malheurs, elles ne se vengeront pas sur toi de leur haine des hommes.
* * *
Dans un bistrot de l’avenue de Friedland, sur le coup de vingt-deux heures, Philippe Saint-Jean et Yves Lehaleur commentaient la séance qui venait d’avoir lieu, pour la troisième fois, dans leur petit musée. Le dernier intervenant s’était lancé dans un éloge des hommes mariés qui avait ébahi l’assistance. Il avait séparé les adultes mâles en deux clans, eux , les maris, et nous , les autres, incluant d’autorité une centaine de présents qui n’en demandaient pas tant. Eux étaient la norme, le cours naturel des choses, nous l’anomalie. En cette époque de désenchantement, de consommation débridée, de démission des idéologies et d’individualisme érigé en dogme, la plupart des hommes, disait-il, croyaient toujours à un engagement qui avait été celui de leur père, et du père de leur père. Ces millions et millions d’hommes avaient pris dans la leur la main d’une femme et prononcé des vœux sacrés dans une église ou une mairie, alliance, pardon, assistance, fidélité , et ce jusqu’à ce que la mort les sépare . Tout autre choix de vie paraissait bien triste en comparaison de celui-là. Avaient prêté ce même serment des fous, des sages, des bourreaux, des victimes, des gangsters, des religieux, des athées, des affameurs, des affamés, des tueurs en série, des pingres, des vagabonds. Alors pourquoi eux et pas nous ?
Philippe reconnaissait à cet homme-là un certain aplomb, et Yves un charisme qu’il aurait aimé posséder.
— Ce qui m’a plu dans son développement, ajouta Philippe, c’est sa façon d’avancer son idée de l’engagement comme un postulat de départ et non comme une sorte de révélation à l’occasion d’une rencontre. Le côté pascalien de la chose. La foi d’abord, le bonheur après.
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