Au réveil, le visage de cette femme lui revint en mémoire. Il se précipita dans le salon et la trouva allongée dans le canapé, un livre à la main.
Elle était restée.
La quarantaine révolue, Philippe Saint-Jean n’espérait plus vivre les joies de la clandestinité. Jamais il ne s’était engagé avec une femme au point de faire vœu de fidélité, sinon avec Juliette, qu’il n’aurait trompée pour rien au monde. Il n’avait donc rien connu de ces délicieux moments volés à la respectabilité, ni de la soudaine intrusion du romanesque dans la monotonie d’une vie, ni de l’inventivité dont il fallait faire preuve pour créer une intimité à l’insu de tous. Mia lui servait le tout sur un plateau d’argent, sans la culpabilité ni les mesquineries de l’adultère. Quand tout individu au monde attendait son quart d’heure de gloire, ces deux-là retrouvaient le sens du caché, comme les Roméo et Juliette d’une époque exempte de tout romantisme. Toutefois, le secret de leur idylle ne durerait pas car déjà des bruits couraient sur l’amitié particulière qui liait la belle et le penseur — ceux qui les avaient vus ensemble en avaient tiré d’inévitables conclusions et il suffisait maintenant d’un seul recoupement pour rendre leur liaison officielle. D’ici là, ils improvisaient des rendez-vous dans des enclaves dorées qui nimbaient de lumière leur anonymat.
Philippe trouvait cependant un peu baroque la décoration de ce balcon donnant sur une tour Eiffel scintillante de bleu. Un médianoche y était servi sur une petite table circulaire recouverte de roses rouges et d’œillets mauves, d’un bougeoir en verre, d’un petit buste de marquise, et de deux coupelles d’un caviar iranien que Mia dégustait comme un yaourt.
— C’est agréable de dîner à ciel ouvert, dit-elle, ça sent déjà les beaux jours.
— Tu arrives de Vancouver et tu t’envoles pour Sydney après-demain. Comment pourrais-tu avoir conscience qu’à Paris un été se prépare ? Moi, je l’espère depuis des mois, cet été, je l’ai vu se révéler jour après jour. En février, je me suis étonné qu’il fasse encore clair à dix-sept heures, et ça m’a mis de bonne humeur toute la soirée. Il y a encore trois semaines, j’ai hésité à mettre un manteau et suis sorti en veste, et je ne l’ai pas regretté. Cet été, il est à moi, je l’ai attendu, je l’ai mérité.
— Voilà une des raisons pour lesquelles j’aime ta compagnie. Il suffit qu’on dise « il fait beau » pour que tu te prennes le chou avec.
Dès leur arrivée dans la suite de l’hôtel George V, Philippe s’était exprimé sur quantité de détails auxquels Mia ne prêtait plus attention depuis que son agence la logeait dans les plus luxueux hôtels du monde. L’endroit, plus spacieux que son propre appartement, réveillait en lui une conscience de classe — sensation délicieuse qu’il éprouvait rarement : s’étonner du mode de vie des privilégiés, les vrais, ceux qui se baignaient dans du marbre rose, se vautraient dans du Louis XV et s’abreuvaient de grands crus. Outre cette vie en première classe qu’elle lui proposait de partager, il profitait avant tout du précieux temps qu’elle lui consacrait lors de ses courts passages à Paris — compte tenu du prix que coûtait une heure avec Mia, rien que pour apparaître en public, il pouvait s’estimer flatté. Et quand elle le quittait pour défiler à l’autre bout du monde, il se surprenait à allumer son téléviseur pour guetter une publicité où on la voyait courir à demi nue à travers la Galerie des glaces de Versailles.
— Demain soir j’ai une réunion avec des créatifs qui ne devrait pas s’éterniser. Ensuite je dois passer à l’inauguration de l’espace Guerlain. Et j’ai promis à mon agence de prendre un verre avec le patron d’un groupe qui veut me confier son image de marque. Mais après ça, on pourrait se retrouver ?
Afin de préciser que lui aussi était un homme occupé, il répondit, en cherchant une note de mystère :
— Le jeudi, je ne suis jamais libre avant minuit.
* * *
— Bonsoir. Je m’appelle Laurent. Je suis un libertin.
L’homme au crâne rasé qui se présentait ainsi portait un complet bleu de bonne coupe, des chaussures montantes de cuir fin, et se tenait bien droit, les bras croisés face à son auditoire. Sa façon si naturelle de dire Je suis un libertin ne cherchait ni à surprendre ni à choquer.
— J’ai cinquante ans, j’achète des espaces publicitaires pour une chaîne de grande distribution alimentaire, je suis marié, j’ai deux filles. Depuis plus de vingt ans, le sexe occupe une place centrale dans ma vie. Une passion que je partage avec ma femme, mes amis, et qui occupe tout mon temps libre, mes soirées, mes week-ends, mes vacances.
Dans cette petite salle de projection, aux murs peints en noir, aux rangées de fauteuils rouges, on sentit tout à coup s’élever le niveau de concentration.
— Comme d’autres s’adonnent à l’aéromodélisme, au rafting, militent dans des partis politiques ou retapent leur maison de campagne, moi je fais l’amour. À toutes fins utiles, je précise que je ne suis pas un homme à femmes, ni un don Juan. Je ne chasse pas, je ne conquiers pas : je consomme. Ma femme et moi sommes des habitués des boîtes échangistes, mais nous organisons aussi des soirées privées avec divers cercles d’amis, qui eux-mêmes recoupent plusieurs réseaux. En outre, nous passons des week-ends chez des couples recrutés sur internet, et nous partons en vacances dans des clubs spécialisés où nous nous retrouvons entre adeptes. Quel que soit le contexte, nous arrivons ensemble, ma femme et moi, et nous repartons ensemble. Parfois, la soirée va plutôt être conçue pour m’être agréable, parfois c’est moi qui prépare une séance uniquement pour le plaisir de Carole.
Les hommes présents respectaient leur tradition de silence, même si la plupart se retenaient de crier : des exemples, bordel !
— Hier soir nous sommes allés dans une boîte en banlieue parisienne. Connaissant mes goûts, Carole a vite repéré deux femmes, et c’est elle qui a fait les manœuvres d’approche et me les a servies. J’ai passé la nuit avec les trois. Vendredi prochain nous allons à une soirée privée où le rituel veut que Carole soit au centre d’un groupe de quatre ou cinq hommes — c’est moi qui les sélectionne et qui veille à ce que tout se passe dans les règles — et dans ces cas-là, je ne suis que spectateur.
Celui qui se définissait comme un libertin était mû par un désir que la plupart des hommes ne connaîtraient jamais. Il se consumait d’une fièvre rare qui le poussait sans cesse vers de nouveaux corps, de nouvelles expériences, de nouvelles combinaisons, et vers une éternelle recherche d’extase qui faisait de lui l’heureux esclave de ses sens.
Comme les autres, Yves Lehaleur brûlait de connaître l’étendue de ses frasques et les limites qu’il fixait à l’interdit. Mais s’il admirait pareille frénésie, il ne la partageait en aucun cas. Certes, il lui aurait paru impensable de ne pas jouir d’un corps qu’il payait, mais loin de lui la prétention de donner du plaisir à une prostituée, ou d’obtenir des faveurs qu’elle n’accordait qu’à l’homme aimé. Son tout récent besoin de diversité ne comblait aucun appétit démesuré. Plus il les fréquentait, plus il réalisait que son plaisir véritable consistait à fissurer la carapace de ces femmes endurcies par tant de viols consentis. Plus par orgueil que par bonté d’âme, il cherchait à retrouver la femme sous la putain, et à la soulager l’espace d’une nuit de son dégoût du client. En les invitant à se succéder dans son lit, il se sentait capable, lui, Yves Lehaleur, de trouver l’épicentre de chacune d’elles. Sa zone secrète, quelque part entre la tête, le cœur et le sexe, là où se trouvait cachée la clé de tout son être.
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