Il y eut un long silence. Ce fut Cicéron qui prit la parole :
— Ton plan est des plus audacieux, Pompée, quoique l’on puisse considérer que ce soit une réponse disproportionnée à la perte de dix-neuf trirèmes. Tu as conscience qu’une telle concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme n’a jamais été proposée dans toute l’histoire de la République ?
— En fait, je m’en rends parfaitement compte, rétorqua Pompée.
Il s’efforçait de conserver un visage grave mais ne put s’empêcher d’afficher un grand sourire. Bientôt, tout le monde riait, sauf Cicéron, qui donnait l’impression que son monde venait de s’écrouler — ce qui, d’une certaine façon, était le cas puisque, comme il le déclara plus tard, il s’agissait bel et bien d’un plan visant à confier la domination du monde à un seul homme, et il n’avait guère de doute sur la suite des événements.
— Peut-être aurais-je dû m’en aller sur-le-champ, me confia-t-il ensuite, sur le chemin du retour. C’est ce que ce pauvre Lucius si honnête m’aurait pressé de faire. Mais avec ou sans moi, cela n’empêcherait pas Pompée d’agir, et je n’aurais réussi qu’à me le mettre à dos, ce qui aurait compromis mes chances d’obtenir la préture. Tout ce que j’entreprends maintenant doit être considéré à travers le prisme de cette élection.
Alors, bien sûr, il était resté tandis que la discussion s’éternisait pendant des heures, passant de la grande stratégie aux petits détails politiques. Le plan était que Gabinius devait déposer un projet de loi devant le peuple romain dès qu’il aurait pris ses fonctions, soit dans une semaine, pour préparer les pleins pouvoirs et ordonner qu’ils soient remis à Pompée ; Cornélius et lui défieraient alors les autres tribuns de s’y opposer. (Il faut se souvenir qu’au temps de la République, seule une assemblée populaire avait le droit de promulguer les lois ; la voix du Sénat avait une influence mais n’était en aucun cas décisive ; la tâche des sénateurs se limitait à faire appliquer la volonté du peuple.)
— Qu’en dis-tu, Cicéron ? demanda Pompée. Tu es bien silencieux.
— J’en dis que Rome a beaucoup de chance de pouvoir faire appel à un homme d’une telle expérience et capable de voir aussi loin que toi en cette période de grand danger, répondit prudemment Cicéron. Mais nous devons être réalistes. Il y aura une grande résistance à cette proposition de la part du Sénat. Les aristocrates en particulier diront qu’il n’y a rien de plus derrière cette manœuvre qu’une prise du pouvoir déguisée en nécessité patriotique.
— Je proteste, assura Pompée.
— Eh bien, tu peux protester autant que tu veux, mais il faudra tout de même faire la preuve que ce n’est pas le cas, rétorqua Cicéron, conscient que le plus sûr moyen de s’attirer la confiance d’un grand homme est souvent, curieusement, de lui parler sans détour, ce qui laisse imaginer une certaine candeur désintéressée. Ils prétendront aussi que cette commission chargée de s’occuper des pirates n’est qu’un tremplin pour te rapprocher de tes vrais objectifs, à savoir remplacer Lucullus à la tête des légions de l’Est.
À cela, le grand homme ne put répondre que par un grognement — il n’y avait pas d’autre réponse puisque tel était effectivement son objectif.
— Et puis ils finiront par trouver un tribun ou deux à eux pour contrer la proposition de Gabinius.
— J’ai l’impression que tu ne devrais pas être ici, Cicéron, se gaussa Gabinius, personnage élégant qui lissait son épaisse chevelure ondulée en arrière pour imiter son chef. Pour atteindre notre but, il nous faudra des cœurs intrépides, et peut-être même des poings solides, pas des ergotages d’avocats malins.
— Tu auras besoin de cœurs intrépides, de poings, et d’avocats pour arriver à tes fins, Gabinius, crois-moi. À l’instant où tu perdras l’immunité juridique conférée par ton tribunat, les aristocrates te feront passer devant une cour de justice où tu devras sauver ta peau. Il te faudra un bon avocat, tu peux y compter, et toi aussi Cornélius.
— Avançons, intervint Pompée. Tels sont donc les problèmes. As-tu des solutions à offrir ?
— En fait, oui, répondit Cicéron. Avant tout, je recommande fortement de ne pas faire apparaître ton nom dans le projet de loi réclamant le commandement suprême.
— Mais c’était mon idée à moi, protesta Pompée, exactement comme un enfant qui se fait prendre son jeu par ses camarades.
— C’est vrai, mais je persiste à penser qu’il serait prudent de ne pas spécifier dès le début le nom de celui qui prendra les pleins pouvoirs. Tu serais le point de mire de toutes les jalousies et frustrations du Sénat. Même les plus raisonnables, sur lesquels nous pouvons généralement compter, ne manqueront pas de se dérober. Tu dois absolument placer devant tout le reste l’élimination des pirates, et non le destin de Pompée le Grand. Tout le monde saura que le poste est conçu pour toi. Inutile de le spécifier.
— Mais qu’est-ce qu’il faudra que je dise, quand je présenterai le projet de loi ? demanda Gabinius. Que n’importe quel imbécile pris dans la rue peut occuper ce poste ?
— Non, bien évidemment, répondit Cicéron en faisant un gros effort de patience. Je rayerai le nom de Pompée et le remplacerais par l’expression « sénateur de rang consulaire ». Cela limiterait déjà le choix à une quinzaine, voire une vingtaine d’anciens consuls encore en vie.
— Qui seraient les candidats rivaux ? s’enquit Africanus.
— Crassus, répondit aussitôt Pompée, toujours préoccupé par son vieil ennemi. Catulus, peut-être ; et puis il y a Metellus Pius — vieux mais encore solide. Hortensius a des partisans ; Isauricus. Gellius. Cotta. Curion. Et même les frères Metellus.
— Eh bien, je suppose que si tu es vraiment inquiet, dit Cicéron, nous pourrons toujours spécifier que le commandant suprême devra être un ancien consul dont le nom commence par un P.
Pendant un instant, personne ne réagit et j’étais certain qu’il était allé trop loin. Mais alors, César rejeta la tête en arrière et se mit à rire, puis les autres — voyant que Pompée affichait un pauvre sourire — résolurent de s’esclaffer aussi.
— Crois-moi, Pompée, continua Cicéron sur un ton rassurant, la plupart de ceux-là sont bien trop vieux et désœuvrés pour constituer une menace. Crassus sera ton rival le plus dangereux, ne serait-ce que parce qu’il est riche et jaloux. Mais si l’on en vient au vote, tu l’emporteras haut la main, je te le promets.
— Je suis d’accord avec Cicéron, intervint César. Dégageons les obstacles un par un. D’abord, occupons-nous des principes du commandement suprême ; puis viendra le nom du commandant suprême.
Je fus frappé par l’autorité qui émanait de lui quand il parlait, alors qu’il était le plus jeune de l’assemblée.
— Fort bien, dit Pompée en hochant judicieusement la tête. Voilà qui est réglé. La question principale doit être l’élimination des pirates, pas le destin de Pompée le Grand.
Et sur cette remarque, la conférence fut ajournée pour le déjeuner.
S’ensuivit alors un incident sordide dont le souvenir me gêne encore, mais que je dois, me semble-il, relater dans l’intérêt de l’Histoire. Profitant des quelques heures durant lesquelles les sénateurs déjeunèrent puis se promenèrent dans le jardin, je travaillai aussi vite que je pus à transcrire mes notes abrégées en un compte rendu lisible que je pourrais présenter à Pompée. Lorsque j’eus terminé, il me vint à l’esprit de faire vérifier par Cicéron ce que j’avais écrit au cas où il n’aurait pas été d’accord avec tel ou tel détail. La salle où s’était tenue la réunion était vide, l’atrium aussi, mais j’entendais la voix reconnaissable du sénateur et partis, mon rouleau de papyrus à la main, dans la direction d’où elle me paraissait venir. Je traversai une cour à colonnades au milieu desquelles coulait une fontaine, puis suivis le portique jusqu’à un autre jardin intérieur. Je ne percevais plus la voix de Cicéron, aussi m’arrêtai-je pour tendre l’oreille. Il n’y avait que des chants d’oiseaux et le bruit de l’eau. Soudain, tout proche et assez fort pour me faire sursauter, j’entendis une femme gémir, comme dans d’atroces souffrances. Bêtement, je me retournai et fis quelques pas, et là, par une porte ouverte, je me retrouvai en face de César en compagnie de la femme de Pompée. La dame Mucia ne me vit pas. La tête baissée entre ses avant-bras et ses robes remontées à la taille, elle se tenait penchée au-dessus d’une table dont elle agrippait le bord avec tant de force qu’elle en avait les jointures blanches. César, lui, me vit parfaitement : il faisait face à la porte et prenait la dame par-derrière, sa main droite soutenant son ventre rond, la gauche posée négligemment sur sa propre hanche, pareil à un dandy attendant à un coin de rue. Pendant combien de temps nous sommes-nous dévisagés ainsi, je ne saurais le dire, mais son regard me transperce encore — ses yeux sombres et insondables qui semblent me fixer à travers la fumée et le chaos de toutes les années qui allaient suivre — et je revois son expression amusée, provocatrice, résolument éhontée. Je m’enfuis.
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