Quelques années avant la naissance du Christ, une biographie de l’orateur et homme d’État romain Cicéron fut rédigée par son ancien secrétaire, Tiron.
Que Tiron eût bien existé et qu’il fût l’auteur d’une telle œuvre est absolument attesté. « Vous m’avez rendu d’innombrables services, lui écrit Cicéron, sous mon toit, au forum, à la ville, dans ma province et ailleurs, pour mes études, pour ma correspondance. » Il avait trois ans de moins que son maître, était né esclave, mais lui survécut de nombreuses années, atteignant, d’après saint Jérôme, l’âge de cent ans. Tiron fut le premier à consigner mot pour mot un discours du sénat, et son système d’écriture abrégée, connu sous le nom de Notae Tironianae , était toujours utilisé par l’Église au VI esiècle. En fait, on en retrouve des traces (le symbole &, les abréviations etc., NB, i. e.) encore aujourd’hui. Il écrivit également plusieurs traités sur l’évolution du latin. Sa vie de Cicéron en plusieurs volumes est citée comme source par l’historien du I ersiècle Asconius Pedianus dans son commentaire sur les discours de Cicéron ; Plutarque l’évoque par deux fois. Mais, comme le reste de la production littéraire de Tiron, l’ouvrage a disparu pendant l’effondrement de l’Empire romain.
Aujourd’hui encore, les spécialistes cherchent régulièrement à savoir à quoi une telle biographie pouvait bien ressembler. En 1985, Elizabeth Rawson, membre du Corpus Christi College d’Oxford, avança l’hypothèse que l’œuvre de Tiron devait suivre la tradition hellénistique de la biographie — une forme littéraire « écrite dans un style direct et sans prétention ; on pouvait y citer des documents, la truffer d’apophtegmes, se montrer cancanier et irresponsable… Elle s’appuyait sur l’idiosyncrasie du sujet… Une telle biographie n’était pas écrite pour les hommes d’État ou les généraux, mais pour ce que les Romains appelaient curiosi [1] Elizabeth Rawson, Intellectual Life in the Late Roman Republic , Londres, 1985, p. 229–230.
».
C’est dans cet esprit que j’ai tenté de recréer l’œuvre disparue de Tiron. Bien qu’un précédent livre, Imperium , décrive l’accession de Cicéron au pouvoir, il n’est, je l’espère, pas indispensable d’avoir lu le premier pour suivre le second. Il s’agit d’un roman et non d’un travail d’historien : chaque fois que les exigences de l’un ou de l’autre s’opposaient, j’ai sans hésiter favorisé le premier. Je me suis cependant efforcé de faire autant que possible correspondre la fiction avec les faits, et avec l’œuvre de Cicéron lui-même, dont il nous reste, principalement grâce à Tiron, de si larges extraits. Les lecteurs désireux de se familiariser avec la terminologie politique de la République romaine, ou qui souhaiteraient se reporter à certains personnages mentionnés dans le texte, trouveront un glossaire et une liste des personnages en fin de volume.
« Nous considérons les temps passés avec condescendance, comme une simple préparation à ce que nous sommes… Et si nous n’étions que les ultimes reflets de ce qu’ils étaient ? »
J.G. Farrell,
Le Siège de Krishnapur
PREMIÈRE PARTIE
CONSUL
63 av. J.-C
O condicionem miseram non modo administrandae verum etiam conservandae rei publicae
« Oh ! qu’il en coûte, je ne dis pas seulement pour gouverner l’État, mais pour le sauver ! »
Cicéron,
Catilinaire II , 9 novembre, 63 av. J.-C.
Deux jours avant que Marcus Tullius Cicéron ne prenne ses fonctions de consul romain, on tira du Tibre, non loin des hangars à bateaux de la flotte de guerre républicaine, le corps d’un enfant.
Une telle découverte, aussi tragique fût-elle, n’aurait pas en temps normal justifié l’attention d’un consul désigné. Cependant, ce petit cadavre avait quelque chose de tellement monstrueux, de tellement menaçant pour la paix civile, que C. Octavius, le magistrat chargé de maintenir l’ordre dans la cité, envoya un message à Cicéron lui demandant de venir sur-le-champ.
Cicéron hésita d’abord à s’y rendre, prétextant une surcharge de travail. En tant que candidat consulaire qui avait obtenu le plus de voix, c’était à lui qu’incombait de présider la séance d’ouverture du sénat, et il était en train de rédiger son discours inaugural. Je savais néanmoins que ce n’était pas la seule raison. La mort le mettait toujours profondément mal à l’aise. Il répugnait même à voir tuer des animaux pendant les jeux, et cette faiblesse — puisque malheureusement, en politique, un cœur tendre est toujours interprété comme un signe de faiblesse — commençait à se remarquer. Sa première réaction fut de m’y envoyer à sa place.
— Je vais y aller, bien sûr, répondis-je prudemment. Mais…
Je laissai ma phrase en suspens.
— Mais ? demanda-t-il d’un ton sec. Mais quoi ? Tu penses que cela ferait mauvais effet ?
Je n’en dis pas plus et continuai de transcrire son discours. Le silence se prolongea.
— Bon, très bien, grogna-t-il enfin en se levant. Octavius est un rabat-joie, en revanche il est sérieux. Il ne me ferait pas venir si ce n’était pas important. De toute façon, j’ai besoin de m’éclaircir les idées.
C’était la fin décembre, il faisait froid et gris, et il soufflait un vent à vous couper la respiration. Une bonne dizaine de personnes attendaient dehors d’être reçues, espérant pouvoir présenter leur requête. Dès qu’ils virent le consul désigné franchir le seuil de sa porte, les requérants se précipitèrent vers lui.
— Pas maintenant, décrétai-je en les repoussant. Pas aujourd’hui.
Cicéron passa le bord de son manteau par-dessus son épaule, rentra le menton dans sa poitrine et descendit la côte d’un pas vif.
Nous dûmes parcourir près d’un mille, me semble-t-il, en traversant le forum en diagonale pour sortir de la ville à la porte du fleuve. Les eaux du Tibre étaient gonflées par des courants impétueux et agitées de tourbillons d’un brun jaunâtre. Plus loin, de l’autre côté de l’île Tibérine, parmi les quais et les treuils des Navalia, nous pouvions voir qu’une foule nombreuse s’était rassemblée. (Vous aurez une idée du temps qui s’est écoulé depuis cette époque — plus d’un demi-siècle — quand je vous dirai qu’aucun pont ne reliait encore l’île aux deux rives.) Plus nous nous rapprochions, plus on reconnaissait Cicéron, et un mouvement de curiosité agita les curieux qui s’écartaient pour nous laisser passer. Un cordon de légionnaires de la marine protégeait le site. Octavius attendait.
— Pardonne-moi de te déranger ainsi, dit Octavius en serrant la main de mon maître. Je sais combien tu dois être occupé, si près de prendre officiellement tes fonctions.
— Mon cher Octavius, c’est toujours un plaisir de te voir, répliqua Cicéron, quel que soit le moment. Tu connais mon secrétaire, Tiron ?
Octavius me jeta un regard dénué de tout intérêt. Même si l’on ne se souvient de lui aujourd’hui que comme du père d’Auguste, il était à cette époque édile de la plèbe et un homme d’avenir. Il aurait certainement fini par devenir consul lui-même s’il n’avait succombé prématurément aux fièvres, quatre ans environ après cette rencontre. Il nous conduisit à l’abri du vent, dans l’un des grands hangars militaires où le squelette d’une liburne mise à nu pour réparation reposait sur de gigantesques rouleaux de bois. Juste à côté, à même la terre, une forme était recouverte d’une voile. Sans autre cérémonie, Octavius écarta l’étoffe pour nous montrer le corps d’un jeune garçon.
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