ROBERT HARRIS
L'homme de l'ombre
Robert Harris est né en 1957 à Nottingham, en Grande-Bretagne. Après des études à l’université de Cambridge, il entre en 1978 à la BBC comme reporter et réalisateur pour des émissions prestigieuses comme Panorama. Il quitte la télévision en 1987 pour devenir éditorialiste politique à l’Observer, puis au Sunday Times ; il est élu « éditorialiste de l’année » en 1992.
Depuis 1984, il a publié trois essais, parmi lesquels Selling Hitler (1986), portant sur les carnets intimes de Hitler, ainsi que deux biographies de personnalités politiques britanniques. Il se tourne ensuite vers la fiction avec Fatherland (1992) et Enigma (1995), qui sont rapidement reconnus comme des modèles du thriller historique. Ils ont été traduits dans une trentaine de langues et se sont vendus à plus de dix millions d’exemplaires dans le monde.
Il poursuit son œuvre romanesque avec Pompéi (2005), Imperium (2006), L’homme de l’ombre (2007), et Conspirata (2009). Robert Harris vit actuellement dans le Berkshire, en Grande-Bretagne, avec son épouse et leurs quatre enfants.
« Je ne suis pas je : tu n’es pas il ou elle ils ne sont pas ils. »
Evelyn WAUGH,
Retour à Brideshead
« De tous les avantages qu’offre le travail de nègre, l’un des principaux est sans doute l’occasion qui vous est donnée de rencontrer des gens intéressants. »
Andrew CROFTS
[1] Toutes les épigraphes sont tirées de cet ouvrage. Par ailleurs, le mot ghost en anglais signifie écrivain professionnel, c’est-à-dire nègre (N. d. É.)
À l’instant où j’ai appris que McAra était mort, j’aurais dû prendre le large. Je le sais maintenant. J’aurais dû dire « Désolé, Rick, ce n’est pas pour moi. Je ne le sens pas », finir mon verre et partir. Mais il savait si bien raconter les histoires, Rick — j’ai souvent pensé qu’il aurait dû être l’écrivain et moi l’agent —, qu’une fois qu’il a commencé à parler, il n’était plus question pour moi de ne pas écouter, et, le temps qu’il termine, j’étais ferré.
Voici l’histoire, telle que me l’a présentée Rick ce jour-là, pendant le déjeuner :
Deux dimanches plus tôt, McAra avait embarqué sur le dernier ferry pour Martha’s Vineyard à Woods Hole, dans le Massachusetts. J’ai calculé que ce devait être le 12 janvier. Le ferry avait bien failli ne pas partir. Le vent soufflait en tempête depuis le milieu de l’après-midi et les dernières traversées avaient été annulées. Cependant, vers vingt et une heures, les rafales s’étaient un peu calmées, et, à vingt et une heures quarante-cinq, le capitaine décida que le bateau pouvait appareiller sans danger. Le ferry était bondé : McAra eut de la chance de trouver une place pour sa voiture. Il se gara tout en bas puis monta prendre l’air.
Personne ne l’a revu vivant.
La traversée dure habituellement quarante-cinq minutes, mais, ce soir-là, le mauvais temps ralentissait considérablement le voyage. Comme le dit Rick : piloter un bateau de plus de soixante mètres par des rafales de force huit n’est pas franchement une partie de plaisir. Il était près de vingt-trois heures quand le ferry aborda à Vineyard’s Haven et que les voitures commencèrent à remonter — toutes sauf une : une Ford Escape SUV flambant neuve. Le commissaire de bord demanda par haut-parleur au propriétaire de venir dégager son véhicule qui empêchait ceux qui étaient garés derrière lui de sortir. Comme il ne se montrait pas, l’équipage chercha à ouvrir les portières, qui en fait n’étaient même pas fermées à clé, et poussèrent à la main la voiture jusque sur le quai. Ils fouillèrent ensuite le bateau méthodiquement : les escaliers, le bar, les toilettes, même les canots de sauvetage — rien. On appela la gare d’embarquement de Woods Hole pour s’assurer que personne n’était descendu juste avant l’appareillage du ferry ou n’avait été accidentellement laissé à quai — cette fois encore, rien. C’est alors qu’un responsable de la Massachusetts Steamship Authority finit par contacter les gardes-côtes de Falmouth pour signaler qu’un homme avait pu tomber par-dessus bord.
La police vérifia le numéro d’immatriculation de la Ford et découvrit qu’elle était enregistrée au nom d’un certain Martin S. Rhinehart, qui résidait à New York bien que l’on dénichât ledit M. Rhinehart dans son ranch en Californie. Il était alors minuit sur la côte Est, vingt et une heures sur la côte Ouest.
Je l’ai interrompu :
— Il s’agit bien du Marty Rhinehart ?
— En personne.
Rhinehart confirma aussitôt par téléphone que la Ford lui appartenait bien. Il la conservait dans sa propriété de Martha’s Vineyard pour son usage personnel et celui de ses invités en été. Il confirma également que, malgré l’époque de l’année, il y avait tout de même du monde là-bas en ce moment. Il assura qu’il allait demander à son assistante d’appeler à la propriété pour savoir si quelqu’un avait emprunté la voiture. Une demi-heure plus tard, l’assistante rappela pour annoncer qu’il manquait effectivement quelqu’un, un certain McAra.
Il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre le matin. De toute façon, cela n’avait plus d’importance. Tout le monde savait que quand un passager était passé par-dessus bord, on ne pouvait espérer retrouver que son cadavre. Rick fait partie de ces Américains particulièrement énervants qui, à quarante ans, en paraissent dix-neuf, sont toujours en forme et soumettent leur corps aux pires turpitudes avec un vélo ou un canoë. Il connaît cette mer : il a même passé deux jours à parcourir en kayak les soixante miles du tour de l’île. Le ferry de Woods Hole traverse le bras de mer à l’endroit où le détroit de Vineyard rencontre celui de Nantucket, et ce sont là des eaux très dangereuses. À marée haute, on voit les courants aspirer les énormes balises de signalisation avec une telle force qu’ils les renversent sur le côté. Rick a secoué la tête. En janvier, en pleine tempête, sous la neige ? Personne ne peut survivre plus de cinq minutes.
Une femme du coin découvrit le corps le lendemain matin, rejeté sur la plage de Lambert’s Cove, une crique située à plus de six kilomètres vers le sud de l’île. Le permis de conduire trouvé dans son portefeuille confirma qu’il s’agissait bien de Michael James McAra, âgé de cinquante ans et qui venait de Balham, au sud de Londres. Je me souviens d’avoir éprouvé un soudain élan de sympathie à l’évocation de cette banlieue morne et si peu exotique : le pauvre diable était sacrément loin de chez lui. Son passeport donnait sa mère comme plus proche parent. Les policiers emportèrent le corps à la petite morgue de Vineyard Haven puis se rendirent chez Rhinehart pour annoncer la nouvelle et trouver quelqu’un parmi les autres invités qui puisse l’identifier.
Rick a alors souligné que ça avait dû être quelque chose, quand l’invité qui s’était porté volontaire était enfin arrivé pour reconnaître le corps.
— Je parie que l’employé de la morgue en parle encore.
Il y avait une voiture de patrouille d’Edgartown avec un gyrophare bleu, un deuxième véhicule contenant quatre gardes armés chargés de sécuriser le bâtiment, et un troisième véhicule, blindé, pour amener le personnage parfaitement reconnaissable qui, jusqu’à dix-huit mois plus tôt, avait été le Premier ministre de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.
Читать дальше