Cette année-là, les nouveaux consuls étaient Glabrio, le vieil ami de Pompée, et l’aristocrate Calpurnius Pison (à ne pas confondre avec l’autre sénateur du même nom qui apparaîtra plus tard dans ce récit si les dieux me donnent la force de le terminer). Plutôt que d’afficher ouvertement son désaccord avec l’homme qui lui avait rendu son fils, Glabrio avait préféré s’absenter — signe incontestable entre tous que la situation de Pompée au Sénat semblait désespérée. C’était donc Pison qui présidait. Je voyais Hortensius, Catulus, Isauricus, Marcus Lucullus — frère du commandant des légions de l’Est — et tout le reste de la faction patricienne prêts à attaquer. Seuls manquaient à l’appel de l’opposition les trois frères Metellus : Quintus était à l’étranger, nommé gouverneur de Crète, et ses deux plus jeunes frères, comme pour illustrer l’indifférence du destin aux ambitions mesquines des hommes, avaient tous deux succombé à une fièvre peu après le procès Verres. Mais le plus troublant était que les pedarii — cette foule de sénateurs laborieux, modestes et patients que Cicéron s’était tant appliqué à cultiver — eux-mêmes se montraient hostiles, ou tout au mieux d’une indifférence butée envers la mégalomanie de Pompée. Quant à Crassus, vautré sur le premier banc consulaire juste en face, il gardait les bras croisés et les jambes négligemment étendues devant lui, dévisageant Pompée avec une expression de calme menaçant. La raison d’un tel sang-froid semblait évidente : assis juste derrière lui, placés là telle une paire de trophées de chasse tout juste achetés aux enchères, se trouvaient deux des tribuns de l’année, Roscius et Trebellius. C’était une façon pour Crassus de déclarer ouvertement qu’il s’était servi de sa fortune pour acheter non seulement un mais deux veto, et que donc, quoi que Pompée et Cicéron décident de faire, la lex Gabinia ne pourrait pas passer.
Pison exerça son privilège de pouvoir prendre la parole en premier. « Un orateur du type immobile, ou muet », comme Cicéron le décrivit avec condescendance bien des années plus tard, mais il fut loin de se montrer muet ou immobile ce matin-là.
— Nous savons ce que tu fais ! cria-t-il à Pompée en arrivant à la fin de sa harangue. Tu défies tes collègues au Sénat et tu te prends pour un nouveau Romulus — tuant ton frère afin de pouvoir régner seul ! Mais tu ferais mieux de te rappeler le destin de Romulus, qui a été à son tour assassiné par ses propres sénateurs, lesquels ont découpé son corps et rapporté les morceaux chez eux !
Les aristocrates se levèrent aussitôt et je ne pus voir que le profil massif de Pompée, figé, les yeux fixés droit devant lui, n’arrivant visiblement pas à croire à ce qui se passait.
Catulus prit ensuite la parole. Mais le pire fut Hortensius. Pendant près d’un an, depuis la fin de son consulat, on ne l’avait guère vu au forum. Son beau-fils, Cépion, le frère aîné tant aimé de Caton, venait de mourir en servant sur le front oriental, laissant la fille d’Hortensius veuve, et la rumeur voulait que le Maître de Danse n’eût plus vraiment les jambes assez solides pour continuer la lutte. Mais il semblait que les ambitions démesurées de Pompée lui avaient redonné des forces pour revenir dans l’arène. On se souvenait en l’écoutant à quel point il pouvait être formidable dans ce genre d’occasions préparées. Loin de divaguer ou de s’abaisser à la vulgarité, il se servit de son éloquence pour réaffirmer les vieux principes républicains, à savoir que le pouvoir devait toujours être divisé, balisé par des limites et renouvelé par des votes annuels, et que, bien qu’il n’eût rien personnellement contre Pompée — il pensait même que Pompée était de loin le plus digne de recevoir les pleins pouvoirs —, la lex Gabinia instituerait un précédent dangereux et antiromain, et il ne fallait pas balayer d’un revers de manche les anciennes libertés pour un simple regain d’effroi dû aux pirates. Cicéron se balançait d’un pied sur l’autre, et je ne pus m’empêcher de me dire que c’était exactement le discours qu’il aurait tenu s’il avait pu parler librement.
Hortensius arrivait à sa péroraison lorsque la silhouette de César émergea de cette zone d’ombre, près de la porte au fond de la salle, qu’avait autrefois occupée Cicéron, et demanda à Hortensius de céder la parole. Le silence respectueux qui avait régné pendant le discours du grand avocat vola en éclats, et il convient de reconnaître qu’il était courageux de la part de César de le défier dans une telle atmosphère. César tint bon jusqu’à ce qu’il puisse se faire entendre. Il s’exprima alors de sa façon claire, impérieuse, implacable. Il n’y avait rien d’antiromain, protesta-t-il, dans le fait de chercher à se débarrasser des pirates, qui constituaient la lie de la mer ; ce qui était antiromain était de vouloir en finir avec une calamité, mais sans s’en donner les moyens. Si la République fonctionnait aussi parfaitement qu’Hortensius le prétendait, pourquoi cette menace avait-elle pris une telle ampleur ? Et maintenant qu’elle avait atteint des proportions si monstrueuses, comment la vaincre ? Lui-même avait été capturé par des pirates quelques années plus tôt alors qu’il se rendait à Rhodes, et avait été retenu en otage. Lorsqu’il avait enfin été libéré, il était retourné là-bas pour traquer chacun de ses ravisseurs et avait tenu la promesse qu’il leur avait faite pendant sa détention, à savoir qu’il veillerait à ce que chacun de ces brigands fût crucifié !
— Voilà, Hortensius, comme les Romains doivent traiter avec les pirates, et c’est ce que la lex Gabinia nous permettra de faire !
Il termina dans un concert de sifflets et de huées, et, alors qu’il regagnait sa place en affichant un superbe dédain, une sorte de bagarre éclata à l’autre bout de la Chambre. Je crois qu’un sénateur avait assené un coup de poing à Gabinius, qui s’était retourné et avait riposté. Mais très vite, il s’était retrouvé en difficulté, submergé par la masse. Il y eut un cri et un fracas lorsqu’un banc se renversa. Je perdis Cicéron de vue. Une voix dans la foule derrière moi cria qu’on assassinait Gabinius, et la pression fut telle à l’entrée de la Chambre que la corde fut arrachée de ses supports, nous projetant à l’intérieur. J’eus la chance de pouvoir me faufiler sur un côté tandis que plusieurs centaines des partisans plébéiens de Pompée (qui n’avaient pas l’air très raffiné, je dois l’admettre) faisaient irruption dans l’allée centrale, fonçaient vers l’estrade consulaire et tiraient Pison de sa chaise curule. Une brute le prit par le cou et, pendant quelques instants, on crut bien ne pouvoir échapper à un meurtre. Mais alors, Gabinius parvint à se dégager et à se hisser sur un banc pour montrer que, quoique malmené, il était encore bien vivant. Il somma les manifestants de lâcher Pison et, après un bref échange, le consul fut libéré à contrecœur. Se frottant la gorge, Pison déclara d’une voix rauque que la séance était ajournée sans vote, et donc, avec une très courte marge et pour le moment du moins, la communauté échappa à l’anarchie.
Il y avait plus de quatorze ans qu’on n’avait pas assisté à des scènes d’une telle violence en plein cœur du quartier de l’administration romaine, et cela marqua profondément Cicéron, même s’il parvint de son côté à se sortir de la mêlée sans un pli sur sa toge immaculée. Gabinius saignait du nez et de la lèvre, et Cicéron dut l’aider à quitter la curie. Ils sortirent peu après Pompée, qui marchait devant, le regard fixe, du pas mesuré d’un homme à un enterrement. Ce dont je me souviens le plus, c’est du silence de la foule de sénateurs et de plébéiens mêlés qui s’écartait pour le laisser passer. On aurait dit que les deux factions, s’étant aperçues au tout dernier moment qu’elles se battaient au bord d’une falaise, étaient revenues à la raison et avaient reculé. Nous avons débouché dans le forum sans que Pompée ne prononce un mot et, lorsqu’il tourna dans l’Argilète pour rentrer chez lui, tous ses partisans lui emboîtèrent le pas, ne fût-ce que parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire. Afranius, qui se tenait près de Pompée, fit circuler la consigne que le général voulait convoquer une réunion. Je demandai à Cicéron s’il désirait quelque chose, et il me répondit, avec un sourire amer :
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