— Oui, cette vie tranquille à Arpinum ! Quintus s’approcha et dit d’une voix pressante :
— Pompée doit démissionner, ou ce sera l’humiliation !
— Il a déjà subi l’humiliation, rétorqua Cicéron, et nous avec lui. Ces soldats ! me confia-t-il avec dégoût. Qu’est-ce que je te disais ? Il ne me viendrait pas à l’idée de leur donner des ordres sur un champ de bataille. Pourquoi faut-il qu’ils se croient plus forts que moi en politique ?
Nous gravîmes la côte jusqu’à la maison de Pompée et y entrâmes les uns derrière les autres, laissant la foule muette dans la rue. Depuis leur toute première conférence, j’étais le préposé aux minutes de ces réunions et, lorsque je pris ma place habituelle dans un coin de la pièce, personne ne fit attention à moi. Les sénateurs s’installèrent autour de la grande table, Pompée la présidant. L’orgueil avait complètement disparu de sa silhouette imposante. Effondré dans son fauteuil pareil à un trône, il me rappelait ces grands animaux capturés et enchaînés, déroutés et tourmentés dans l’arène par des créatures plus petites qu’eux. Il se montra complètement défaitiste et ne cessa de répéter que tout était terminé — le Sénat n’accepterait jamais sa désignation, il n’avait le soutien que de la populace et, de toute façon, les tribuns à la solde de Crassus s’opposeraient à la proposition de loi. Il ne lui restait donc plus que l’exil ou la mort. César prit le contre-pied : Pompée restait l’homme le plus populaire de la République ; il devait parcourir l’Italie et lever les légions dont il avait besoin, ses vétérans fourniraient l’ossature de sa nouvelle armée ; le Sénat capitulerait dès que son armée le rendrait assez puissant.
— Quand on perd sur un coup de dés, il ne reste plus qu’une chose à faire : doubler la mise et relancer. Passe outre les aristocrates et, si c’est nécessaire, gouverne en t’appuyant sur le peuple et l’armée.
Je voyais que Cicéron se préparait à parler, et j’étais certain qu’il ne soutiendrait aucun de ces deux extrêmes. Mais il faut autant de talent pour manipuler un groupe de dix personnes que pour emporter l’adhésion des foules. Il attendit que chacun se fût exprimé et que la discussion se trouvât dans une impasse avant d’entrer en lice.
— Comme tu le sais, Pompée, commença-t-il, j’ai eu dès le début des réticences concernant cette entreprise. Mais après avoir assisté à la débâcle d’aujourd’hui au Sénat, je dois te dire qu’elles se sont complètement envolées. Il ne nous reste plus aujourd’hui qu’à gagner cette bataille — pour toi, pour Rome ainsi que pour l’autorité et la dignité de tous ceux qui t’ont soutenu. Il ne saurait être question de capituler. Tu es célèbre pour être un lion sur le champ de bataille ; tu ne peux pas devenir une souris à Rome.
— Prends garde à ce que tu dis, avocat, menaça Afranius en agitant son doigt, mais Cicéron ne lui prêta aucune attention.
— Imagines-tu ce qui se passerait si tu abandonnais maintenant ? Le projet de loi a été rendu public. Le peuple réclame des mesures contre les pirates. Si tu n’assumes pas cette mission, quelqu’un d’autre le fera, et je peux déjà t’annoncer qui ce sera : Crassus. Tu as dit toi-même qu’il avait deux tribuns à sa solde. Il fera en sorte que cette loi soit votée, seulement avec son nom dessus à la place du tien. Et comment pourras-tu l’arrêter, Gabinius ? En t’opposant à ta propre proposition ? Impossible ! Vous voyez ? Nous ne pouvons pas abandonner le combat maintenant !
C’était un argument bien inspiré, car s’il y avait une chose qui pouvait pousser Pompée à se battre, c’était la perspective que Crassus lui vole la gloire. Il se redressa donc, serra la mâchoire et foudroya l’assemblée du regard. Je remarquai que Palicanus et Afranius lui adressaient tous deux de petits signes d’encouragement.
— Nous avons des éclaireurs dans la légion, Cicéron, dit Pompée, des types merveilleux qui arrivent à trouver des chemins dans les terrains les plus difficiles — les marécages, les chaînes de montagnes, les forêts qu’aucun homme n’a jamais explorées. Mais la politique constitue le pire obstacle auquel j’aie jamais été confronté. Si tu arrives à me sortir de ce mauvais pas, tu n’auras pas d’ami plus sincère que moi.
— T’en remettras-tu entièrement à moi ?
— Tu es mon éclaireur.
— Très bien, fit Cicéron. Gabinius, demain, tu dois convoquer Pompée aux rostres, pour lui demander de prendre les pleins pouvoirs.
— Parfait, commenta Pompée d’un air conquérant en serrant son poing massif. Et je vais accepter.
— Non, non, protesta Cicéron. Tu dois absolument refuser. Tu diras que tu en as assez fait pour Rome, que tu n’as plus guère d’ambition pour la vie publique et que tu te retires sur tes terres, à la campagne.
Pompée se décomposa.
— Ne t’inquiète pas. Je t’écrirai ce que tu devras dire. Tu quitteras la ville demain après-midi, et tu ne reviendras pas. Plus tu auras l’air réticent, plus les gens seront pressés de te voir revenir. Tu seras notre Cincinnatus, qu’on est allé rechercher dans sa ferme pour sauver le pays du désastre. C’est l’un des mythes les plus convaincants de la politique, crois-moi.
Certains des participants à la réunion s’opposèrent à une tactique aussi spectaculaire, la jugeant trop risquée. Mais l’idée de paraître modeste séduisait la vanité de Pompée. N’est-ce pas là en effet le rêve de tout homme orgueilleux et ambitieux : au lieu de descendre dans l’arène et de se battre pour le pouvoir, laisser le peuple venir à lui en rampant pour le supplier d’accepter ce pouvoir comme un don ? Plus Pompée y réfléchissait, plus cette idée lui plaisait. Sa dignité et son autorité n’auraient pas à souffrir, il disposerait de plusieurs semaines pour se préparer confortablement et, si les choses tournaient mal, la faute en incomberait à quelqu’un d’autre.
— Tout cela paraît très intelligent, commenta Gabinius qui tamponnait sa lèvre fendue. Mais tu parais oublier que ce n’est pas le peuple qui est le problème, c’est le Sénat.
— Le Sénat suivra quand il s’apercevra des implications du départ de Pompée. Les sénateurs seront confrontés à cette alternative : soit ne rien faire concernant les pirates, soit accorder les pleins pouvoirs à Crassus. Et, pour la majorité, aucune des deux solutions n’est acceptable. Il suffira d’y mettre un peu d’huile, et ils glisseront tous de notre côté.
— C’est très intelligent, déclara Pompée d’un ton admiratif. N’est-il pas intelligent, messieurs ? Ne vous avais-je pas dit qu’il était intelligent ?
— Ces quinze postes de légats, reprit Cicéron, je propose que tu en utilises au moins la moitié pour gagner des soutiens au sein du Sénat.
Palicanus et Afranius, voyant leurs commissions lucratives en péril, émirent aussitôt les plus vives objections. Mais Pompée leur intima le silence.
— Tu es un héros national, continua Cicéron, un patriote au-dessus des ergotages et intrigues politiques mesquines. Au lieu d’utiliser ton pouvoir d’attribution pour récompenser tes amis, tu devrais t’en servir pour diviser tes ennemis. Rien ne déchirera plus sûrement l’aristocratie que de persuader certains de s’engager sous tes ordres. Ils vont s’étriper.
— Je suis d’accord, intervint César avec un hochement de tête décidé. Le plan de Cicéron est meilleur que le mien. Sois patient, Afranius. Ce n’est que la première étape. Nous aurons notre récompense plus tard.
— Et il va sans dire que la défaite des ennemis de Rome devrait être pour nous une récompense suffisante, intervint Pompée sur un ton moralisateur.
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