— Et il y a encore autre chose, ajouta Cicéron sur un ton aimable. Ce monsieur, qui a traité tant d’affaires avec vous, n’apparaît pas dans vos comptes avant l’arrivée en Sicile de son presque homonyme Gaius Verres, et n’a plus rien signé avec vous depuis le départ de Gaius Verres. Mais, pendant les trois ans de la présence de Verres, il était votre plus gros client. Et il est tout de même malheureux — vous voyez ? demanda-t-il à la foule en lui montrant les comptes — que, chaque fois que l’esclave qui tenait tes registres devait inscrire son nom, il ait commis la même faute de style. Mais voilà. Je suis sûr que tout cela s’explique très simplement. Aussi, le mieux serait sans doute que tu dises à la cour qui est ce Verrucius et où on peut le trouver.
Carpinatius lança un regard désespéré à Metellus pendant que quelqu’un criait dans la foule :
— Il n’existe pas !
— Il n’y a jamais eu de Verrucius en Sicile ! lançait un autre. C’est Verres !
— C’est Verres ! C’est Verres ! reprit la foule en chœur. Cicéron leva la main pour leur intimer le silence.
— Carpinatius insiste sur le fait que je n’ai pas le droit de sortir ces archives de la province, et je concède que, d’après la loi, il a raison. Mais il n’est dit nulle part dans la loi que je ne doive pas faire de copies tant qu’elles sont rigoureuses et contrôlées par des témoins. Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’un peu d’aide. Qui m’aidera à copier ces dossiers afin que je puisse les présenter à Rome et traduire ce porc de Verres devant la justice pour ses crimes contre le peuple de Sicile ?
Une forêt de mains se dressa aussitôt. Metellus tenta de réclamer le silence, mais ses paroles se perdirent dans le tumulte des gens qui criaient leur soutien. Avec l’aide de Flavius, Cicéron repéra les personnalités les plus éminentes de la ville — siciliennes et romaines — et les invita à s’avancer pour prendre une part des preuves. Puis je tendis à chaque volontaire une tablette et un style. Je voyais du coin de l’œil Carpinatius chercher frénétiquement à rejoindre Metellus, et je voyais celui-ci, bras croisés, contempler d’un air furieux, depuis son banc surélevé, le chaos qui régnait dans son tribunal. Il finit par se contenter de tourner les talons et gravit avec colère les marches derrière lui pour disparaître dans le temple.
Ainsi se termina la visite de Cicéron en Sicile. Metellus, je n’en doute pas, aurait donné cher pour faire arrêter Cicéron, ou du moins pour l’empêcher d’emporter des preuves. Mais Cicéron avait mis trop de gens de son côté, tant parmi la communauté romaine que sicilienne, que son arrestation aurait déclenché une émeute et, comme Metellus l’avait avoué lui-même, il n’avait pas les troupes nécessaires pour contrôler toute la population. À la fin de l’après-midi, les copies des dossiers de la compagnie des impôts étaient contresignées par les témoins, scellées et transportées sur notre bateau qui attendait sous bonne garde au port, où elles rejoignirent les autres malles de preuves à charge. Cicéron ne resta lui-même qu’une autre nuit sur l’île, à dresser la liste des témoins qu’il espérait présenter à Rome. Lucius et Frugi acceptèrent de rester à Syracuse pour organiser leur voyage.
Le lendemain matin, ils accompagnèrent Cicéron au port. Une foule d’admirateurs avait envahi les quais, et il fit un beau discours de remerciement.
— Je sais que je transporte dans ce vaisseau fragile l’espoir de toute cette province. Tant que cela restera en mon pouvoir, je ne vous abandonnerai pas.
Puis je l’aidai à monter sur le pont, où il se tint, les joues trempées de larmes. En acteur chevronné qu’il était, je savais qu’il pouvait simuler n’importe quelle émotion à volonté, mais je suis certain que, ce jour-là, ses sentiments n’étaient pas feints. Je me demande même, avec le recul, s’il ne pressentait pas qu’il ne reverrait jamais cette île. Les rames plongèrent et nous emportèrent dans le chenal. Les visages s’estompèrent sur les quais, les silhouettes rapetissèrent puis disparurent alors que nous franchissions lentement l’entrée du port pour prendre le large.
Le voyage de retour de Regium à Rome s’avéra plus aisé que ne l’avait été l’aller. C’était en effet le début du printemps et le climat plus doux rendait le continent accueillant. Non que nous ayons eu beaucoup l’occasion d’admirer les fleurs et les petits oiseaux. Cicéron travailla pendant tout le trajet, bien calé, secoué et ballotté à l’arrière du chariot couvert, dressant les grandes lignes de son accusation contre Verres. J’allais chercher les documents dans la charrette à bagages à mesure qu’il en avait besoin et courais derrière sa voiture en écrivant sous sa dictée, ce qui n’était pas un mince exploit. Son projet, tel que je le comprenais, était de diviser l’ensemble des preuves en quatre séries d’accusations : corruption en tant que juge, extorsion par le biais de taxes et impôts divers, pillage de biens privés et publics et enfin châtiments illégaux et tyranniques. Les dépositions des témoins et les archives furent classées en conséquence, et, alors même qu’il tressautait sur le chemin, Cicéron rédigea le brouillon de passages entiers de son discours d’ouverture. (Tout comme il avait entraîné son corps à porter le poids de ses ambitions, il s’était, par sa seule volonté, guéri des nausées dues aux cahots et devait, au fil des années, effectuer une masse de travail considérable au cours de ses voyages du nord au sud de l’Italie.) De cette manière, pratiquement sans remarquer où il se trouvait, il effectua le voyage en moins de quinze jours et arriva à Rome pour les Ides de mars, soit deux mois exactement après notre départ. Pendant ce temps, loin de rester inactif, Hortensius avait monté toute une procédure d’accusation élaborée. Bien entendu, comme l’avait soupçonné Cicéron, il s’agissait en partie d’un leurre visant à lui faire quitter la Sicile au plus vite. Dasianus n’avait pas pris la peine de se rendre en Grèce pour collecter des preuves. Il n’avait même jamais quitté Rome. Mais cela ne l’avait pas empêché de trouver des charges contre l’ancien gouverneur d’Achaïe devant le tribunal des extorsions, et le préteur, Glabrio, qui n’avait rien à faire avant le retour de Cicéron, s’était retrouvé contraint de le laisser agir. Ce personnage insignifiant, depuis longtemps oublié de tous, revenait donc jour après jour ronronner interminablement devant un jury de sénateurs visiblement assommés, avec Hortensius à ses côtés. Et dès que la loquacité faisait défaut à Dasianus, le Maître de Danse se levait avec grâce et pirouettait sur la scène du tribunal, exposant ses propres arguments choisis.
Quintus, en fidèle chef d’état-major bien rodé, avait, pendant notre absence, préparé un programme de campagne quotidien et avait tout exposé dans le bureau de Cicéron. Celui-ci s’empressa d’aller l’étudier dès son retour. Un seul coup d’œil suffisait à comprendre le projet d’Hortensius. Des taches de teinture rouge indiquaient les fêtes pendant lesquelles la cour ne siégerait pas. Une fois ces jours retirés, il ne restait plus que vingt jours ouvrables avant la vacance du Sénat. La vacance durait en elle-même vingt autres jours, et était immédiatement suivie par les cinq jours des fêtes en l’honneur de Flore. Venaient ensuite les fêtes en l’honneur d’Apollon, les jeux tarentins, les fêtes de Mars et ainsi de suite. Il y avait pratiquement un jour sur quatre qui était férié.
— Pour dire les choses simplement, annonça Quintus, à en juger par la façon dont ça se passe, Hortensius n’aura aucun mal à monopoliser la cour jusqu’aux élections consulaires de la fin juillet. Toi-même, tu devras préparer les élections des édiles au début du mois d’août. Nous ne pouvons donc compter pouvoir passer devant le tribunal avant le 5 août. Mais alors, vers la mi-août, ce sera le début des jeux de Pompée — et ils sont censés durer au moins quinze jours. Et enfin, il y aura bien sûr les jeux de Rome et les jeux de la Plèbe…
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