— Je vais te dire quelque chose, Tiron, m’expliqua-t-il. Je ne suis encore jamais tombé sur un directeur financier qui ne garde pas pour lui-même copie de tous les dossiers quand il cédait sa place à son successeur, juste au cas où.
Là-dessus, nous partîmes pour notre second raid de la matinée.
Notre proie s’appelait Vibius, et elle célébrait à cet instant les Terminalies avec ses voisins. Ils avaient dressé dans le jardin un autel garni de blé, de rayons de miel et de vin, tandis que Vibius venait de sacrifier un cochon de lait. (« Toujours très pieux, ces comptables véreux », commenta Cicéron.) Lorsqu’il vit le sénateur fondre sur lui, Vibius ne fut d’ailleurs pas sans évoquer lui-même un gros cochon de lait, mais une fois qu’il eut lu le mandat, qui portait le sceau prétorien de Glabrio, il conclut à contrecœur qu’il ne pouvait que coopérer. S’excusant auprès de ses invités médusés, il nous introduisit dans son tablinum et ouvrit son coffre. Parmi les titres, les livres de comptes et les bijoux, il y avait un petit paquet de lettres portant la mention « Verres », et le visage de Vibius, lorsque Cicéron les ouvrit, exprimait une vraie terreur. Sans doute avait-il reçu l’ordre de les détruire et avait-il, soit oublié, soit pensé qu’il pourrait en tirer quelque profit.
À première vue, ce n’était pas grand-chose — de simples lettres d’un inspecteur des impôts, Lucius Canuleius, qui était chargé de collecter le droit de sortie sur toutes les marchandises passant par le port de Syracuse. Les lettres concernaient un envoi particulier de biens qui avaient quitté Syracuse deux ans plus tôt, et sur lesquels Verres n’avait payé aucune taxe. Le détail des marchandises était joint : quatre cents fûts de miel, cinquante banquettes de salle à manger, deux cents lustres, et quatre-vingt-dix balles de toile maltaise. Un autre accusateur aurait pu ne pas déceler la signification de cette liste, mais Cicéron la vit tout de suite.
— Regarde ça, dit-il en me la tendant. Ce ne sont pas des marchandises saisies chez de malheureux particuliers. Quatre cents fûts de miel ? Quatre-vingt-dix balles de toile de l’étranger ? Il s’agit d’une cargaison, n’est-ce pas ? questionna-t-il en tournant son regard furieux sur l’infortuné Vibius. Ton gouverneur Verres doit avoir détourné un bateau.
Le pauvre Vibius n’avait aucune échappatoire possible. Jetant des coups d’œil nerveux par-dessus son épaule en direction de ses invités abasourdis, qui nous regardaient, bouche bée, il confirma qu’il s’agissait bien d’une cargaison de navire, et que Canuleius avait reçu pour instruction de ne plus jamais essayer de prélever la moindre taxe sur les exportations du gouverneur.
— À combien de ces envois Verres a-t-il procédé ? demanda Cicéron.
— Je ne le sais pas avec certitude.
— Une estimation alors.
— Une dizaine, répondit craintivement Vibius. Peut-être vingt.
— Et aucun droit n’a jamais été versé ? Rien n’a été enregistré ?
— Non.
— Et d’où Verres tenait-il toutes ces cargaisons ? demanda Cicéron.
Vibius était si terrorisé qu’il semblait près de s’évanouir.
— Sénateur, je t’en supplie…
— Je vais te faire arrêter, dit Cicéron. Je vais te faire envoyer à Rome enchaîné. Je te briserai sur le banc des témoins devant les milliers de spectateurs du forum romain et jetterai ce qui restera aux chiens de la triade capitoline.
— De navires, sénateur, répondit Vibius d’une petite voix de souris. Il les tenait de navires.
— Quels navires ? Des navires qui venaient d’où ?
— De partout, sénateur. D’Asie. De Syrie. De Tyr. D’Alexandrie.
— Qu’est-il arrivé à ces navires ? Verres les a-t-il fait saisir ?
— Oui, sénateur.
— Sur quel motif ?
— Espionnage.
— Ah, l’espionnage ! Bien sûr ! Jamais un homme n’a su démasquer autant d’espions que notre vigilant gouverneur Verres, non ? Dis-moi alors, reprit-il en se tournant à nouveau vers Vibius, qu’est-il advenu de l’équipage de ces navires espions ?
— Ils ont été emmenés aux Carrières, sénateur.
— Et ensuite, que leur est-il arrivé ? Il ne répondit pas.
Les Carrières de pierre étaient la prison la plus redoutable de Sicile, probablement la plus redoutable au monde — en tout cas, à ma connaissance. Elle faisait six cents pieds de long sur deux cents de large et était creusée profondément dans la roche solide de ce plateau fortifié qu’on appelle les Epipoles et qui domine Syracuse au nord. Là, dans cette fosse infernale d’où aucun cri ne pouvait sortir, exposés sans protection à la chaleur brûlante de l’été et aux pluies glacées de l’hiver, torturés par des gardes cruels et par les plus viles convoitises des autres prisonniers, les victimes de Verres connurent les pires souffrances et succombèrent.
Cicéron, dont l’aversion pour la vie militaire était notoire, était souvent taxé de couardise par ses ennemis, et il avait certes tendance à avoir les nerfs fragiles et se montrer d’une sensibilité exagérée. Mais je puis certifier qu’il fit preuve de bravoure ce jour-là. Il retourna à notre quartier général et vint chercher Lucius, laissant le jeune Frugi continuer de fouiller les archives des recettes. Puis, armés de nos seuls bâtons de marche et du mandat de Glabrio, suivis par la foule devenue habituelle des Syracusains, nous gravîmes le sentier ardu menant aux Épipoles. Comme toujours, l’annonce de son arrivée et de la nature de sa mission l’avait précédé, et le capitaine de la garde, après avoir fait l’objet d’une harangue vibrante du sénateur qui le menaçait de toutes sortes de répercussions si l’on n’accédait pas à ses demandes, nous permit de franchir le mur d’enceinte et de pénétrer sur le plateau. Une fois sur place, refusant de prêter attention aux avertissements comme quoi ce serait trop dangereux, Cicéron insista pour inspecter lui-même les Carrières.
Cette vaste prison, œuvre de Denys le Tyran, avait déjà plus de trois cents ans. Une très vieille porte métallique fut ouverte, et nous nous engageâmes dans la bouche d’un tunnel, guidés par des gardes munis de torches. Les murs luisants — rongés par la crasse et les champignons —, la cavalcade des rats dans la pénombre, l’odeur de mort et de déchets, les cris et les gémissements des âmes abandonnées… C’était véritablement une descente aux enfers. Nous finîmes par atteindre une nouvelle porte métallique et, lorsque serrures et verrous furent ouverts, nous entrâmes dans la prison proprement dite. Quel spectacle nous attendait ! On aurait dit qu’un géant avait rempli un sac de centaines d’hommes entravés par des fers, puis l’avait vidé dans un trou. La lumière était ténue, presque sous-marine, et il y avait des prisonniers aussi loin que le regard portait. Certains marchaient péniblement, quelques-uns s’étaient regroupés, mais la plupart gisaient séparés les uns des autres, simples sacs d’os jaunissants. Les morts du jour n’avaient pas encore été dégagés, et il était difficile de distinguer les squelettes vivants des cadavres.
Nous nous sommes frayé un chemin parmi les corps — ceux qui avaient déjà succombé et les moribonds : il n’y avait pas de différence évidente — et, à certains moments, Cicéron s’arrêtait pour demander à un homme son nom, se baissait pour entendre la réponse murmurée. Nous ne trouvâmes pas de Romains, seulement des Siciliens.
— Y a-t-il des citoyens romains parmi vous ? lança-t-il à la cantonade. Y en a-t-il parmi vous qui ont été arrêtés sur des bateaux ?
Seul le silence lui répondit. Il se retourna et appela le capitaine de la garde pour lui demander à voir les registres de la prison. Comme Vibius, le misérable se débattit entre sa peur de Verres et sa peur de l’accusateur spécial, mais il finit par succomber à la pression de Cicéron.
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