— Peut-être que ce Gavius était vraiment un espion, avança Lucius.
— Je serais plus enclin à le croire si Verres n’avait pas proféré la même accusation contre Sthenius, qui n’était pas plus espion que toi ou moi, répliqua Cicéron. Non, c’est le mode opératoire favori du monstre : il prépare une accusation qu’il clame partout, puis il se sert de sa position de juge suprême dans la province pour arriver à un verdict et prononcer une sentence. La question est : pourquoi avoir choisi Gavius ?
Personne n’avait de réponse, et nous n’avions pas non plus le temps de nous attarder à Messana pour essayer d’en trouver une. Nous dûmes partir tôt le lendemain matin pour notre premier rendez-vous officiel dans la ville côtière de Tyndaris. Après cette visite, toutes les autres, et il y eut quantité de villes, suivirent le même schéma. Le conseil vint accueillir Cicéron avec tous les honneurs. Il fut conduit sur la place municipale, où on lui montra la statue de Verres produite en série que les citoyens avaient dû acheter et qui gisait maintenant à terre, fracassée. Cicéron prononça un bref discours sur la justice romaine. On lui installa un siège et il écouta les plaintes des habitants. Il choisissait alors les plus spectaculaires et les plus faciles à prouver — à Tyndaris, ce fut l’histoire de Sopater, qui fut attaché, nu, sur une statue, jusqu’à ce que la ville cède à Verres un bronze de Mercure — et moi-même ou l’un de mes deux assistants entrions alors en lice pour prendre les dépositions en présence de témoins et les faire signer.
Après Tyndaris, nous nous rendîmes à Therme, la ville de Sthenius, où nous rencontrâmes sa femme dans sa maison vide. Elle pleura quand Cicéron lui remit des lettres de son mari exilé. Puis nous terminâmes la semaine dans le port fortifié de Lilybée, à l’extrémité occidentale de l’île. Cicéron connaissait bien cet endroit car c’est là qu’il avait siégé durant sa questure. Nous séjournâmes, comme souvent par le passé, chez son vieil ami Pamphilius. Au dîner, le premier soir, Cicéron remarqua qu’il manquait sur la table de son hôte les décorations habituelles — une carafe et des coupes superbes provenant d’un héritage familial —, et lorsqu’il demanda ce qu’elles étaient devenues, on lui répondit que c’était Verres qui s’en était emparé. Il s’avéra bientôt que tous les autres invités présents dans la salle à manger avaient des histoires similaires à raconter. Le jeune Gaius Cacurius avait été contraint de céder tous ses meubles, et Lutatius une table en citronnier à laquelle Cicéron avait régulièrement dîné. Lyso s’était fait voler sa précieuse statue d’Apollon, et Diodorus un ensemble de coupes d’argent ciselées par Mentor.
La liste était infinie, et je suis bien placé pour le savoir puisque c’est à moi qu’il revenait de l’établir. Après avoir pris les dépositions de chacun d’eux et, par la suite, celles de leurs amis, je commençai à penser que Cicéron perdait peut-être un peu la tête — projetait-il de recenser tous les pots à crème et cuillers volés sur l’île ? — mais, bien entendu, il se révéla bien plus malin que ça, comme les événements allaient le démontrer.
Nous reprîmes notre chemin quelques jours plus tard, cahotant sur les chemins mal entretenus qui reliaient Lilybée à la ville-temple d’Agrigente, puis vers le cœur montagneux de l’île. L’hiver était d’une rigueur inhabituelle, le ciel et la terre paraissaient de plomb. Cicéron attrapa froid et resta, enveloppé dans son manteau, au fond du chariot. À Enna, ville construite à fleur de falaises et entourée de lacs et de forêts, les prêtres ululants sortirent tous pour nous accueillir, vêtus de leur robe élaborée et portant leurs rameaux sacrés, puis nous conduisirent au temple de Cérès, que Verres avait dépouillé de sa statue de la déesse. Et là, pour la première fois, notre escorte fut impliquée dans une échauffourée avec les licteurs du nouveau gouverneur, Lucius Metellus. Ces brutes armées de leur faisceau se tenaient d’un côté de la place du marché et hurlaient des menaces de châtiments terribles à tous ceux qui oseraient témoigner contre Verres. Cicéron parvint néanmoins à convaincre trois citoyens éminents d’Enna — Theodorus, Numenius et Nicasio — d’entreprendre le voyage à Rome pour apporter leurs preuves.
Nous finîmes par prendre la direction du sud-est pour retrouver la mer et arrivâmes dans les plaines fertiles qui s’étendent au pied de l’Etna. Cette terre appartenait à l’État et était administrée pour le compte du Trésor public romain par une société de collection d’impôts qui louait les parcelles à des fermiers. La première fois que Cicéron était venu sur l’île, les plaines de Leontini constituaient le grenier de Rome. Mais nous cheminions à présent parmi des fermes désertes et des champs gris, abandonnés, ponctués de colonnes de fumée brune signalant les endroits où vivaient les anciens fermiers désormais sans abri. Verres et ses amis de la collecte des impôts avaient écume la région comme une armée de pillards, réquisitionnant récoltes et troupeaux pour une fraction de leur valeur réelle et augmentant les fermages bien au-delà de ce que la plupart pouvaient payer. Un fermier qui avait osé se plaindre, Nymphodorus de Centuripae, avait été arrêté par Apronius, le percepteur de Verres chargé de collecter la dîme, et pendu à un olivier sur la place du marché d’Etna. De tels récits mettaient Cicéron en rage et le poussaient à fournir de nouveaux efforts. Je repense encore avec tendresse à ce monsieur des plus urbains, la toge remontée aux genoux, ses beaux souliers rouges à la main, son mandat dans l’autre, foulant avec délicatesse les champs boueux sous une pluie battante pour prendre le témoignage d’un fermier à sa charrue. Lorsque nous arrivâmes enfin à Syracuse, après plus de trente jours d’un voyage ardu à travers la province, nous avions réuni les dépositions de près de deux cents témoins.
Syracuse est de loin la plus grande et la plus belle cité de l’île. Il s’agit en fait de quatre villes fondues en une seule. Trois d’entre elles — Achradine, Tycha et Neapolis — se sont étendues le long du port et, au centre de cette grande baie naturelle, se dresse la quatrième agglomération, connue sous le simple nom d’îlot. Elle servait traditionnellement de siège royal, et était reliée aux trois autres par un pont. C’est dans cette cité fortifiée à l’intérieur de la cité, interdite la nuit aux Siciliens, que loge le gouverneur romain, dans un palais proche des grands temples de Diane et de Minerve. La rumeur voulait que Syracuse soit, juste derrière Messana, la ville la plus loyale envers Verres — pour lequel son sénat venait même de voter un panégyrique —, aussi avions-nous craint une réception hostile. En fait, ce fut tout le contraire. Sa réputation d’homme honnête et diligent avait précédé l’arrivée de Cicéron, et nous franchîmes la porte Agrigentine escortés par une foule de citoyens enthousiastes. (L’une des raisons de la popularité de Cicéron était aussi que, lorsqu’il était jeune magistrat, il avait retrouvé dans le cimetière municipal envahi par la végétation la tombe oubliée, vieille de cent trente ans, du mathématicien Archimède, le plus grand homme de l’histoire de Syracuse. Comme d’habitude, il avait lu quelque part que figuraient sur cette tombe un cylindre et une sphère, aussi, dès qu’il avait repéré le monument, avait-il payé quelqu’un pour dégager herbes et ronces. Il avait ensuite passé de nombreuses heures près de cette tombe, à méditer sur l’aspect éphémère de la gloire humaine. Sa générosité et son respect n’avaient pas été oubliés par la population locale.)
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