Mais le temps manquait pour méditer les implications d’une telle situation. Caton avait insisté pour entendre aussitôt les résultats de l’entrevue, et il l’attendait chez sa demi-sœur Servilia, qui habitait aussi sur la Voie sacrée, à quelques portes seulement de chez Scipion. Lorsque nous entrâmes, trois petites filles — la plus âgée ne semblait pas avoir plus de cinq ans — arrivèrent en courant dans l’atrium, suivies de leur mère. C’était la première fois, je crois, que Cicéron rencontrait Servilia, qui devait par la suite devenir la femme la plus redoutable d’entre les nombreuses femmes redoutables de Rome. À près de trente ans, soit cinq ans de plus que Caton, elle était belle sans être jolie. Avec feu son premier mari, Marcus Brutus, elle avait eu un fils alors qu’elle n’avait que quinze ans ; avec son deuxième époux, le médiocre Junius Silanus, elle avait donné naissance à ces trois fillettes très rapprochées. Cicéron les salua comme s’il n’avait aucun souci au monde, s’accroupissant pour leur parler sous le regard attentif de Servilia. Celle-ci plaçait en effet tous ses espoirs dans ses enfants et souhaitait en faire des jeunes filles raffinées, aussi insistait-elle pour qu’elles rencontrent tous les visiteurs et se familiarisent avec les manières des adultes.
Une nourrice finit par venir les chercher, et Servilia nous conduisit au tablinum. Caton nous y attendait en compagnie d’Antipater le Tyrien, philosophe stoïcien qui le quittait rarement. Caton reçut la nouvelle du mariage de Lepida aussi mal qu’on pouvait s’y attendre, ne cessant d’arpenter la pièce à grands pas et de jurer, ce qui me rappela un autre bon mot de Cicéron, pour qui Caton était le stoïque parfait tant que tout allait bien.
— Calme-toi, Caton, lui ordonna Servilia au bout d’un moment. Il est évident que l’affaire est close, et tu ferais aussi bien de t’y habituer tout de suite. Tu ne l’aimais pas — tu ne sais même pas ce qu’est l’amour. Tu n’as pas besoin de sa fortune — tu es déjà riche. C’est une petite dinde. Tu peux trouver cent fois mieux.
— Elle m’a prié de te transmettre ses amitiés, dit Cicéron, ce qui provoqua un nouveau déluge d’injures de la part de Caton.
— Je ne me laisserai pas faire ! s’écria-t-il.
— Mais si, bien sûr, rétorqua Servilia. Dis-lui, toi, le philosophe, ajouta-t-elle en se tournant vers Antipater, qui eut un mouvement de recul. Mon frère pense que ses beaux principes sont le fruit de son intelligence, alors que ce ne sont que des émotions de petite fille présentées par de faux philosophes comme des questions d’honneur viriles. S’il avait eu davantage l’expérience du beau sexe, sénateur, dit-elle en s’adressant de nouveau à Cicéron, il comprendrait qu’il se conduit comme un imbécile. Mais tu n’as même jamais couché avec une femme, n’est-ce pas, Caton ?
Cicéron eut l’air gêné, car il avait toujours fait preuve de la légère pudibonderie propre aux membres de l’ordre équestre en matière de sexualité, et n’était pas habitué aux mœurs plus libres des aristocrates.
— Je crois que cela affaiblit l’essence virile et obscurcit la faculté de penser, répondit Caton d’un air maussade, déclenchant un tel hurlement de rire chez sa sœur qu’il devint aussi rouge que le visage de Pompée enduit de minium pour la cérémonie de la veille.
Il quitta la pièce d’un pas lourd, toujours flanqué de son stoïcien.
— Je m’excuse, dit Servilia en se tournant vers Cicéron. Je me demande parfois s’il n’est pas un peu simple d’esprit. Mais quand il a une idée, il s’y accroche jusqu’au bout, et je suppose que cela peut être une qualité. Il a loué ton discours sur Verres devant les tribuns. Il a parlé de toi comme de quelqu’un de très dangereux. J’aime les gens dangereux. Nous devrions nous revoir.
Elle tendit la main pour saluer Cicéron. Il la prit, et il me sembla qu’elle le retint un peu plus longtemps que la politesse ne l’exigeait.
— Serais-tu prêt à recevoir le conseil d’une femme ?
— De toi, répondit Cicéron en finissant par retirer sa main, bien sûr.
— Mon autre frère, Caepion — mon vrai frère, en fait —, est fiancé à la fille d’Hortensius. Il m’a dit qu’Hortensius parlait de toi l’autre jour — il se doute que tu comptes poursuivre Verres, et il a conçu un plan pour déjouer tes projets. Je n’en sais pas plus.
— Et au cas très peu probable où je projetterais une telle action en justice, répliqua Cicéron avec un sourire, quel serait ton conseil ?
— C’est simple, répondit Servilia avec le plus grand sérieux. Renonces-y.
Loin de le décourager, cette conversation avec Servilia et sa visite à Scipion convainquirent Cicéron qu’il devait agir plus rapidement encore qu’il ne l’avait prévu. Le 1 erjanvier de la six cent quatre-vingt-quatrième année depuis la fondation de Rome, Pompée et Crassus prirent leur poste de consul. J’escortai Cicéron aux cérémonies d’inauguration, sur le Capitole, puis restai avec la foule derrière le portique. La reconstruction du temple de Jupiter était presque achevée sous la direction de Catulus, et les nouveaux piliers de marbre en provenance du mont Olympe ainsi que le toit en bronze doré étincelaient sous le froid soleil. Conformément à la tradition, on brûlait du safran sur les foyers sacrificiels, et ces flammes jaunes et crépitantes, l’odeur d’épices, la clarté lumineuse de l’air hivernal, les autels dorés, les bœufs clairs agités qui attendaient l’immolation, les toges blanches bordées de rouge des sénateurs présents — tout cela produisit sur moi une impression inoubliable. Je ne le reconnus pas, mais Cicéron m’assura ensuite que Verres était présent, se tenant auprès d’Hortensius. Il les avait vus qui le regardaient tout en riant à quelque bonne plaisanterie.
Rien ne put être fait pendant les quelques jours qui suivirent. Le Sénat se réunit pour entendre un discours hésitant de la part de Pompée, consul désigné qui n’avait jamais mis les pieds dans la curie et ne put suivre ce qui se passait qu’en se référant sans cesse à une espèce de guide de procédure que lui avait préparé le célèbre érudit Varron, qui avait servi sous ses ordres en Espagne. Ce fut comme d’habitude à Catulus que l’on donna en premier la parole, et il prononça un discours assez habile, concédant que, bien qu’il s’y opposât personnellement, on ne pouvait refuser de restaurer les droits des tribuns et que les aristocrates n’avaient qu’à se blâmer eux-mêmes d’être devenus si impopulaires. (« Tu aurais dû voir la tête d’Hortensius et de Verres quand il a dit ça » , me confia ensuite Cicéron.) Puis, suivant l’ancienne coutume, les nouveaux consuls se rendirent dans les monts Albains pour présider la célébration des Fériés latines, qui duraient quatre jours. Celles-ci étaient encore suivies par deux jours de rites religieux durant lesquels les tribunaux étaient fermés. Ce ne fut donc pas avant la deuxième semaine de la nouvelle année que Cicéron put enfin lancer son assaut.
Le matin où Cicéron avait prévu de faire sa déclaration, les trois Siciliens — Sthenius, Heraclius et Épicrate — vinrent ouvertement chez lui pour la première fois depuis six mois et, avec Quintus et Lucius, ils escortèrent Cicéron jusqu’au forum. Il avait aussi quelques représentants des tribus dans sa suite, principalement de la gens Cornelia et Esquilina, et il bénéficiait d’un soutien particulièrement fort. Des passants hélaient Cicéron sur son passage, lui demandant où il allait avec ses trois amis bizarres, et Cicéron répondait joyeusement qu’ils n’avaient qu’à venir voir par eux-mêmes — ils ne seraient pas déçus. Cicéron avait toujours aimé la foule et, de cette façon, il était sûr d’avoir sa claque quand il arriverait au tribunal de la cour des extorsions.
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