— Mais c’est nous, les Siciliens, qui sommes les victimes, protesta Sthenius. Ce devrait être à nous de décider qui nous prenons pour nous défendre, non ?
— Pas du tout. L’accusateur est nommé officiellement par la cour et représente à ce titre le peuple romain. Votre opinion est à prendre en compte, mais ne saurait être décisive.
— Alors c’est terminé pour nous, commenta Quintus d’une voix plaintive.
— Non, ce n’est pas terminé, répondit Cicéron, laissant espérer le retour de son esprit combatif, car rien ne lui insufflait davantage d’énergie que l’idée d’être dépassé par la ruse d’Hortensius. Et dans le cas contraire, eh bien, autant tomber en se battant. Je vais commencer à préparer mon discours, et toi, Quintus, vois si tu peux me rassembler du monde. Rappelle toutes les faveurs qu’on me doit. Et pourquoi ne pas leur servir ta phrase sur la justice romaine qui serait le système le plus équitable du monde, et voir si tu ne peux pas convaincre un ou deux sénateurs respectables de m’escorter au forum. Il y en a même qui pourraient y croire. Demain, quand je monterai les marches de ce tribunal, je veux que Glabrio ait l’impression que tout Rome le surveille.
On ne peut pas prétendre s’y connaître en politique tant qu’on n’a pas passé toute une nuit à écrire un discours pour le lendemain. Pendant que le reste du monde dort, l’orateur fait les cent pas à la lueur des lampes, en se demandant quelle folie a bien pu le pousser à se lancer dans une telle carrière. Des arguments sont préparés, puis écartés. Diverses versions d’introduction, de développement et de péroraison gisent en tas sur le sol. L’esprit épuisé perd de vue le but de l’entreprise de sorte qu’il arrive — généralement vers une ou deux heures du matin — un moment où ne pas y aller, feindre d’être malade et rester terré chez soi paraît la seule option possible. Et puis, miraculeusement, sous l’action de la panique et alors que l’humiliation se profile, les parties forment un tout cohérent et le discours est prêt. Un orateur de seconde classe va alors se coucher avec soulagement. Un Cicéron reste debout et l’apprend par cœur.
Se contentant d’un peu de fruits et de fromage arrosés de vin dilué pour se sustenter, Cicéron connut ainsi toutes les étapes de la nuit. Dès qu’il eut les diverses parties en ordre, il m’envoya dormir un peu, mais je ne crois pas qu’il s’allongea ne fût-ce qu’une heure sur son lit. À l’aube, il se lava à l’eau glacée pour se revigorer et s’habilla avec soin. Lorsque j’allai le voir, juste avant que nous partions pour le tribunal, il était aussi agité qu’un lutteur sur le point de combattre, faisant rouler ses épaules et sautillant d’une jambe sur l’autre, sur la pointe des pieds.
Quintus avait bien travaillé et, dès que la porte s’ouvrit, nous fûmes accueillis par une foule bruyante de sympathisants qui remontait loin dans la rue. En plus du peuple ordinaire de Rome, trois ou quatre sénateurs qui s’intéressaient particulièrement à la Sicile étaient venus manifester leur soutien. Je me rappelle le taciturne Gnaeus Marcellinus, le vertueux Calpurnius Piso Frugi — qui avait été préteur la même année que Verres et le considérait comme une crapule — et au moins un membre de la grande famille des Marcelli, protecteurs traditionnels de l’île. Cicéron salua la foule d’un signe de la main, souleva Tullia et la gratifia d’un de ses baisers retentissants avant de la montrer à ses partisans. Puis il la rendit à sa mère, qu’il serra dans ses bras en une rare manifestation d’affection en public. Alors Quintus, Lucius et moi-même lui ouvrîmes un passage, et il s’élança vers le centre de la foule.
Je voulus lui souhaiter bonne chance mais, comme souvent avant un discours important, il était inaccessible. Il regardait les gens sans les voir. Il était prêt à agir et se jouait intérieurement toute une pièce répétée depuis l’enfance, celle du patriote solitaire qui, armé de sa seule voix, affronte tout ce qui est méprisable et corrompu à la tête de l’État. Comme s’ils sentaient quel rôle allait être le leur dans ce spectacle fantastique, de plus en plus de curieux vinrent gonfler le cortège et, lorsque nous arrivâmes au temple de Castor, il devait y avoir deux ou trois cents personnes pour applaudir son entrée au tribunal. Glabrio avait déjà pris place entre les hauts piliers du temple, ainsi que l’ensemble des jurés, parmi lesquels le spectre menaçant de Catulus lui-même. Je vis Hortensius sur le banc réservé aux spectateurs distingués, qui contemplait ses mains superbement manucurées et paraissait aussi calme qu’un matin d’été. Près de lui, et visiblement très à l’aise également, se tenait un homme d’environ quarante-cinq ans, aux cheveux roux et hérissés et au visage taché de son qui, me dis-je soudain, devait être Caius Verres. Il me semblait curieux de me trouver enfin en présence de ce monstre, qui avait occupé nos pensées durant si longtemps, et de le trouver si ordinaire — plus proche du renard que du sanglier, en fait.
Deux sièges avaient été disposés à l’intention des deux accusateurs en lice. Caecilius était déjà installé, une liasse de notes posée sur ses genoux, et il ne leva pas les yeux à l’arrivée de Cicéron, se concentrant uniquement sur l’étude de ses notes. La cour fut priée de décider, et Glabrio indiqua à Cicéron que, comme il avait été le premier à déposer plainte, il devait parler en premier — ce qui constituait un désavantage manifeste. Cicéron se leva avec un haussement d’épaules. Il attendit que le silence soit complet et commença, lentement comme toujours, en disant qu’il supposait que certains seraient surpris de le voir dans ce rôle, puisqu’il n’avait jamais cherché auparavant à entrer dans l’arène en tant qu’accusateur. Il ne l’avait pas cherché aujourd’hui non plus. En fait, ajouta-t-il, il avait même pressé les Siciliens de s’adresser à Caecilius. (Je réprimai un hoquet de stupéfaction.) Mais, en vérité, il n’avait pas accepté seulement pour les Siciliens.
— Ce que je fais, je le fais pour mon pays, déclara-t-il avant de traverser posément le tribunal jusqu’à l’endroit où se trouvait Verres, puis de lever lentement le bras pour le pointer sur lui. Voici un monstre humain d’une méchanceté, d’une impudence et d’une cupidité inégalées. Si je fais passer cet homme devant la justice, qui pourra me reprocher de l’avoir fait ? Dites-moi, au nom de tout ce qui est juste et sacré, quel meilleur service je puis rendre à ma patrie en ce moment !
Verres ne semblait pas le moins du monde désarçonné. Il sourit d’un air de défi en regardant Cicéron et secoua la tête. Cicéron le dévisagea avec mépris un long moment, puis se retourna pour faire face au jury.
— Gaius Verres est accusé d’avoir, pendant une période de trois ans, saccagé la province de Sicile. D’avoir pillé les communautés siciliennes, dépouillé les foyers siciliens, mis à sac les temples siciliens. Si la Sicile tout entière pouvait s’exprimer d’une seule voix, voici ce qu’elle dirait : « Tout l’or, tout l’argent, toutes les belles choses qui se trouvaient autrefois dans mes villes, mes maisons et mes temples, toutes ces choses, Verres, tu les as pillées et me les as volées ; et c’est pour cette raison que je t’intente un procès et te réclame, conformément à la loi, une indemnité de un million de sesterces ! » Voilà les paroles que prononcerait la Sicile si elle pouvait s’exprimer d’une seule voix, mais comme elle ne le peut pas, elle m’a choisi pour la défendre. Aussi, quelle incroyable impudence est la tienne (là, il se tourna enfin vers Caecilius) d’oser essayer de t’octroyer leur défense quand les Siciliens ont déjà dit qu’ils ne voulaient pas de toi !
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