Cicéron appuya le menton sur sa main et examina son éventuel nouveau client — les cheveux en bataille, les pieds nus et crasseux, la tunique qu’il devait porter depuis des semaines.
— Alors, qu’est-ce que tu attends de moi ?
— Je veux que tu te charges d’un procès contre Scipion, et contre Lepida si nécessaire, pour mettre fin à toute cette affaire.
— Ce procès… Tu l’intenterais à titre de prétendant spolié ou de tuteur de la jeune fille ?
— L’un ou l’autre, dit Caton avec un haussement d’épaules. Les deux.
Cicéron se gratta l’oreille.
— Mon expérience des jeunes femmes, dit-il prudemment, est aussi limitée que ma foi en le règne de la justice est illimitée. Mais même moi, Caton, même moi, je dois te dire que je doute que le meilleur moyen de gagner le cœur d’une fille soit une action en justice.
— Le cœur d’une fille ? répéta Caton. Qu’est-ce que le cœur de la fille a à voir là-dedans ? C’est une question de principe.
Et d’argent, aurait-on pu ajouter s’il avait été n’importe qui d’autre. Mais Caton avait le privilège immense réservé aux très riches de ne guère s’intéresser à l’argent. Il avait hérité une vraie fortune et la dilapidait sans même s’en apercevoir. Non, c’était les principes qui toujours motivaient Caton — le désir immuable de ne jamais faire de compromis sur ses principes.
— Nous pourrions nous adresser au tribunal des détournements de fonds et lancer une action pour rupture de promesse de mariage, indiqua Cicéron. Nous devrions alors produire l’existence d’un engagement antérieur entre la dame Lepida et toi prouvant qu’elle est donc une tricheuse et une menteuse. Il nous faudrait prouver que Scipion est un filou hypocrite et coureur de dot. Je devrais les faire venir tous les deux à la barre des témoins et les réduire en pièces.
— Fais-le, dit Caton, les yeux brillants.
— Et à la fin de tout cela, nous perdrions certainement tout de même parce que les jurés n’aiment rien de mieux que les amants maudits, sinon, peut-être, les orphelins, et elle est les deux à la fois. Quant à toi, tu deviendrais la risée de tout Rome.
— Qu’est-ce que j’en ai à faire, de ce que pensent les gens ? dit Caton avec mépris.
— Et même si nous gagnons…, imagine la scène. Tu pourrais très bien avoir à sortir Lepida en train de hurler et de se débattre du tribunal pour la traîner dans les rues de Rome jusqu’à son nouveau foyer marital. Ce serait le scandale de l’année.
— On en est donc arrivés là ? questionna amèrement Caton. L’homme honnête doit s’écarter pour laisser triompher les vauriens ? C’est donc ça la justice romaine ? Il me faut un avocat qui ait des nerfs d’acier, déclara Caton en se levant d’un bond, et si je n’arrive à trouver personne pour m’aider, je me chargerai de l’accusation moi-même.
— Assieds-toi, Caton, le pria doucement Cicéron. Assieds-toi, répéta-t-il en voyant que le jeune homme ne bougeait pas, et je vais t’expliquer quelque chose à propos du droit.
Caton hésita, fronça les sourcils et s’assit, mais seulement sur le bord de la chaise afin de pouvoir bondir à nouveau à la première suggestion de devoir modérer ses convictions.
— Un petit conseil, si je puis me permettre, de la part d’un homme qui est de dix ans ton aîné. Tu ne dois pas attaquer tous les problèmes de front. Très souvent, les meilleures affaires n’arrivent jamais devant le tribunal. Il me semble que nous sommes dans cette situation. Laisse-moi voir ce que je peux faire.
— Et si tu échoues ?
— Alors, tu pourras agir à ta guise. Lorsqu’il fut parti, Cicéron me glissa :
— Ce jeune homme cherche les occasions de tester ses principes avec le même acharnement qu’un ivrogne cherche la bagarre dans un bar.
Néanmoins, Caton avait accepté de laisser Cicéron contacter Scipion de sa part, et je savais que Cicéron appréciait l’occasion qui lui était donnée d’étudier l’aristocratie de près. Il n’y avait littéralement personne à Rome qui pût se targuer d’un meilleur lignage que Quintus Caecilius Metellus Pius Cornélius Scipio Nasica — Nasica signifiant « nez en pointe », qu’il tenait toujours fermement dressé —, car il était non seulement le fils naturel de Scipion, mais aussi le fils adoptif de Metellus Pius, chef en titre de la tribu des Metellii. Père et fils adoptifs rentraient tout juste d’Espagne et se trouvaient pour le moment dans l’immense propriété des Pius à Tibur. Ils étaient attendus à Rome pour le 29 décembre, jour où ils devaient arriver à cheval derrière Pompée, dans la procession célébrant son triomphe. Cicéron décida d’organiser une rencontre le 30.
Le 29 finit par arriver, et ce fut une journée mémorable — Rome n’avait pas connu un tel spectacle depuis l’époque de Sylla. Tandis que j’attendais près de la porte Triomphale, il semblait que tous les habitants de la ville étaient sortis pour border la route. Les premiers à franchir la porte furent les sénateurs dans leur ensemble, y compris Cicéron, qui arrivaient à pied du Champ de Mars avec à leur tête les consuls et les autres magistrats. Venaient ensuite les joueurs de buccin qui sonnaient la fanfare. Puis les voitures et litières chargées du butin de la guerre espagnole — de l’or et de l’argent en pièces et en lingots, des armes, des statues, des tableaux, des vases, des meubles, des pierres précieuses et des tapisseries, des maquettes en bois des villes que Pompée avait conquises et mises à sac ainsi que des panneaux sur lesquels figuraient les noms de ces villes et des hommes célèbres qu’il avait tués au combat. Défilaient alors, menés par les prêtres immolateurs, les gros taureaux blancs et pesants destinés au sacrifice, leurs cornes dorées décorées de rubans et de guirlandes de fleurs. Suivaient des éléphants — symbole héraldique des Metellii —, de lourdes charrettes tirées par des bœufs et chargées de cages où des bêtes sauvages en provenance des montagnes espagnoles rugissaient et mordaient les barreaux avec rage. Les armes et les insignes des rebelles vaincus, puis les prisonniers eux-mêmes, les partisans défaits de Sertorius et Perperna, marchant les fers aux pieds. Il y eut alors les couronnes et hommages des alliés, portés par les ambassadeurs de quantité de nations, les douze licteurs de l’imperator, leurs faisceaux de haches et bâtons tressés de laurier. Et enfin, franchissant la porte au trot dans un tumulte d’applaudissements en provenance de la foule immense, les quatre chevaux blancs de l’imperator firent surgir Pompée en personne, dans le char en forme de tonneau incrusté de pierreries du triomphateur. Il était vêtu d’une toge brodée d’or et d’une tunique à fleurs, et tenait dans sa main droite un rameau de laurier et dans la gauche un sceptre. Il était coiffé d’une couronne de laurier de Delphes et son beau visage, comme son corps musclé, avait été enduit de minium pour montrer qu’il était bien en ce jour l’incarnation de Jupiter. Gnaeus, son fils de huit ans aux boucles blondes, se tenait à ses côtés tandis que, derrière lui, un esclave lui répétait à l’oreille qu’il était mortel et que tout cela passerait. Dans le sillage du char, montant un cheval de guerre noir, venait le vieux Metellus Pius, le bandage serré qui maintenait sa jambe témoignant d’une blessure survenue au combat. Scipion, son fils adoptif, se tenait près de lui. C’était un beau jeune homme de vingt-quatre ans et il ne me parut pas surprenant que Lepida le préférât à Caton. Puis venaient les généraux de l’armée, dont Aulus Gabinius, suivis par tous les chevaliers et la cavalerie, dont l’armure rutilait dans le pâle soleil de décembre. Fermaient la marche les légions d’infanterie de Pompée, des milliers et des milliers de soldats burinés qui marchaient au pas, le fracas de leurs bottes donnant l’impression de faire trembler la terre. Ils hurlaient à pleine voix Io Triumphe ! chantaient des hymnes aux dieux et des chansons salaces sur leur commandant en chef, comme ils avaient traditionnellement le droit de le faire en ce jour de gloire.
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