— Ce n’est pas une province que Verres gouverne là-bas, murmura Cicéron, médusé, c’est un État criminel à part entière.
Et il y avait encore une bonne dizaine de ces sombres récits.
Avec l’accord des trois Siciliens, je rassemblai tous les documents en un paquet que j’enfermai dans le coffre-fort du sénateur.
— Messieurs, il est vital que rien ne filtre de tout cela, insista Cicéron. Bien entendu, continuez de recueillir déclarations et témoignages, mais je vous en prie, faites-le discrètement. Verres a souvent eu recours à la violence et à l’intimidation par le passé, et vous pouvez être assurés qu’il n’hésitera pas à recommencer pour se protéger. Il nous faut prendre ce vaurien par surprise.
— Cela signifie-t-il, demanda Sthenius, osant à peine espérer, que tu nous aideras ?
Cicéron le regarda sans répondre.
Plus tard ce même jour, à notre retour du tribunal, Cicéron entreprit de se réconcilier avec sa femme. Il envoya le jeune Sositheus au vieux marché aux fleurs du forum Boarium, devant le temple de Portunus, acheter un bouquet de fleurs d’été odorantes. Puis il remit celles-ci à la petite Tullia, lui disant solennellement qu’il avait une tâche vitale à lui confier. Elle devait porter les fleurs à sa mère et lui annoncer qu’elles lui étaient envoyées par un admirateur provincial sans éducation. (« Tu as bien compris, Tulliola ? Un admirateur provincial sans éducation. ») La petite disparut dans la chambre de Terentia en prenant un air important, et je suppose que le stratagème fonctionna puisque ce soir-là, quand — à la demande de Cicéron — les banquettes furent montées sur le toit et que la famille dîna sous les étoiles, les fleurs occupaient la place d’honneur au centre de la table.
Je le sais parce que, à la fin du repas, Cicéron m’envoya soudain chercher. C’était une nuit paisible, sans un souffle de vent pour troubler les chandelles, et la rumeur nocturne de Rome qui montait de la vallée se mêlait au parfum des fleurs dans la douce atmosphère de juin — des accords de musique, des voix, l’appel des sentinelles postées le long de l’Argiletum, l’aboiement lointain des chiens de garde lâchés dans l’enceinte de la Triade Capitoline. Lucius et Quintus riaient encore à une plaisanterie de Cicéron, et Terentia elle-même ne parvenait pas à dissimuler son amusement lorsqu’elle lança sa serviette sur son mari en lui rappelant vertement que cela suffisait. (Pomponia était heureusement partie voir son frère à Athènes.)
— Ah, fit Cicéron en regardant autour de lui, voilà Tiron, le plus fin politique d’entre nous tous, ce qui signifie que je puis vous faire ma petite déclaration. J’ai estimé plus approprié qu’il soit présent pour entendre ceci : j’ai décidé de me présenter à l’élection des édiles.
— Ah, parfait ! s’exclama Quintus, qui crut que cela faisait toujours partie de la plaisanterie de Cicéron.
Puis il cessa de rire et ajouta sur un ton incrédule :
— Mais ce n’est pas drôle.
— Ce le sera si je gagne.
— Tu ne peux pas gagner. Tu as entendu ce que Pompée a dit. Il ne veut pas que tu sois candidat.
— Ce n’est pas à Pompée de décider qui sera candidat. Nous sommes des citoyens libres, libres de faire nos propres choix. Et je choisis de concourir pour l’édilité.
— Il serait absurde de concourir et de perdre, Marcus. C’est bien le genre d’acte héroïque inutile en lequel croit Lucius ici présent.
— Buvons à l’héroïsme inutile, dit Lucius en levant son verre.
— Mais nous ne pouvons pas gagner contre l’opposition de Pompée, persista Quintus. Et à quoi servirait de chercher à entrer délibérément en conflit avec Pompée ?
— Après ce qui s’est passé hier, intervint Terentia, on ferait mieux de se demander à quoi servirait de chercher à entrer dans ses bonnes grâces.
— Terentia a raison, déclara Cicéron. Hier, j’ai appris une leçon. Admettons que j’attende un an ou deux, suspendu à la moindre parole de Pompée dans l’espoir d’une faveur, à jouer les garçons de course pour lui. Nous avons tous vu des gens dans cette situation au Sénat — qui vieillissent en attendant que des demi-promesses soient tenues. Ça les ronge de l’intérieur. Leur moment est passé avant même qu’ils s’en aperçoivent et il ne leur reste alors plus rien pour négocier. J’aimerais mieux encore quitter la politique tout de suite plutôt que d’en arriver là. Quand on veut le pouvoir, il y a un moment où il faut savoir le saisir. Le temps est venu pour moi.
— Mais comment y arriver ?
— En poursuivant Gaius Verres pour extorsion.
Voilà, c’était dit. Je savais qu’il le ferait depuis le matin même, et je suis certain que lui aussi le savait, mais il avait voulu prendre son temps — pour d’une certaine façon, endosser cette décision et voir comment elle lui allait. Elle lui allait très bien. Je ne l’avais jamais vu aussi décidé. On aurait dit un homme qui se sentait pénétré par la force de l’histoire. Personne ne parla.
— Allons ! dit-il avec un sourire. Pourquoi ces têtes d’enterrement ? Je n’ai pas encore perdu ! Et je ne crois pas du tout que je vais perdre. J’ai reçu la visite de Siciliens, ce matin. Ils ont rassemblé les témoignages les plus accablants contre Verres, n’est-ce pas, Tiron ? Nous avons tout cela sous clé en bas. Et quand nous aurons gagné… réfléchissez ! Je bats Hortensius devant un tribunal public, et toute cette absurdité de « meilleur avocat après Hortensius » s’efface à tout jamais. Suivant les droits traditionnels du plaignant victorieux, je m’arroge le rang de l’homme que je fais condamner, ce qui signifie que je deviens du jour au lendemain prétorien — finies les séances passées à bondir et à se rasseoir sur les bancs du fond au Sénat, dans l’espoir d’être appelé. Et je me place avec une telle fermeté sous le regard du peuple romain que mon élection au poste d’édile est assurée. Mais le plus beau de tout cela, c’est que c’est moi qui le fais — moi, Cicéron — et que j’y arrive sans rien devoir à quiconque, à Pompée le Grand moins qu’à tout autre.
— Et si nous perdons ? questionna Quintus, recouvrant enfin sa voix. Nous sommes des avocats de la défense. Nous ne poursuivons jamais. Tu l’as dit toi-même une centaine de fois : les défenseurs se font des amis ; les accusateurs ne se font que des ennemis. Si tu n’arrives pas à abattre Verres, il y a de bonnes chances qu’il soit élu consul un jour. Il ne connaîtra alors de paix que lorsque tu seras détruit.
— C’est vrai, concéda Cicéron. Mais quand on veut tuer un animal dangereux, il faut s’assurer de ne pas le rater au premier coup. En revanche… tu ne comprends donc pas ? De cette façon, je peux aussi tout gagner. Le rang, la célébrité, la charge, la dignité, l’autorité, l’indépendance, un fonds de clientèle à Rome et en Sicile. Cela m’ouvre carrément la voie du consulat.
C’était la première fois que je l’entendais mentionner sa grande ambition, et le fait qu’il se sente enfin capable de prononcer le mot témoignait de sa nouvelle confiance en lui. Le consulat. Pour tout acteur de la vie publique, c’était l’apothéose. Sur tous les documents officiels et pierres commémoratives, les années mêmes se distinguaient les unes des autres aux noms des consuls en charge. C’était, juste après les cieux, ce qui se rapprochait le plus de l’immortalité. Combien de jours et de nuits avait-il passés à y penser, à en rêver, à chérir cette ambition depuis le temps où il n’était qu’un adolescent empoté ? Il est parfois bien inconsidéré de révéler ses ambitions trop tôt — les exposer trop prématurément au rire et au scepticisme du monde peut les détruire avant qu’elles soient réellement formées. Mais il arrive aussi que ce soit l’inverse, et que le simple fait de mentionner une ambition la rende soudain possible, voire réalisable. Ce fut le cas cette nuit-là. Quand Cicéron prononça le mot « consulat », il le fichait dans le sol comme un drapeau que nous pouvions tous admirer. Et, pendant un instant, nous avons entrevu par ses yeux son avenir radieux et étoile, et nous avons vu qu’il avait raison : s’il abattait Verres, tout devenait possible ; il pouvait, avec un peu de chance, monter jusqu’au sommet.
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