Il y eut beaucoup à faire au cours des mois qui suivirent et, comme d’habitude, une bonne partie du travail retomba sur mes épaules. Tout d’abord, je traçai un grand diagramme des électeurs de l’édilité. Cet électorat était à l’époque composé de l’ensemble des citoyens romains divisés en trente-cinq tribus. Cicéron lui-même appartenait à la gens Cornelia, Servius à la gens Lemonia, Pompée à la Clustumina, Verres à la Romilia et ainsi de suite. Chaque citoyen votait sur le Champ de Mars en tant que membre de sa tribu, et le résultat du vote de chaque grande famille était lu publiquement par les magistrats. Les quatre candidats qui rassemblaient les votes du plus grand nombre de familles étaient alors déclarés vainqueurs en bonne et due forme.
Cette forme particulière de collège électoral présentait plusieurs avantages pour Cicéron. Tout d’abord — contrairement au système de désignation des préteurs et des consuls — chaque vote comptait également, quelle que fût la fortune du votant, et comme les plus fervents partisans de Cicéron se trouvaient parmi les hommes d’affaires et la masse des pauvres, les aristocrates auraient plus de mal à l’éliminer. Ensuite, il s’agissait d’un électorat auprès duquel il était relativement facile de faire campagne. Chaque tribu avait son propre quartier général quelque part dans Rome, un édifice assez grand pour y donner des spectacles ou des dîners. Je consultai tous nos dossiers et en tirai une liste de tous ceux que Cicéron avait défendus ou aidés au cours des six années précédentes, chacun rangé selon sa famille. Il s’agissait alors de contacter ces hommes et de leur demander de s’assurer que le sénateur fût invité à parler lors du premier rassemblement familial prévu. Il est stupéfiant de voir combien de services on lui devait après six années de plaidoiries et de conseils incessants. L’emploi du temps de la campagne de Cicéron ne tarda pas à être très chargé, et ses journées de travail s’allongèrent encore. Après les procès ou les ajournements du tribunal, il se dépêchait de rentrer, prenait un bain rapide et se changeait, puis il filait à nouveau prononcer un de ses discours exaltants. Son slogan était : « Justice et Réforme. »
Comme de coutume, Quintus endossa le rôle de directeur de campagne tandis que le cousin Lucius se chargeait d’organiser l’affaire Verres. Le gouverneur devait rentrer de Sicile à la fin de l’année, après quoi — à l’instant même où il pénétrerait dans la cité — il perdrait son imperium, et avec lui son immunité contre toute poursuite. Cicéron était décidé à frapper à la première occasion afin, si possible, de ne pas laisser à Verres le temps d’effacer des preuves ou d’intimider les témoins. Pour cette raison, afin de ne pas éveiller les soupçons, les Siciliens cessèrent de venir le voir, et Lucius devint l’intermédiaire entre Cicéron et ses clients, les rencontrant en secret en ville, dans des endroits divers. Je fus donc amené à mieux connaître Lucius et, plus je le voyais, plus je l’appréciais. Par bien des côtés, il ressemblait à Cicéron. Il avait pratiquement le même âge, était intelligent et spirituel, et se montrait un philosophe talentueux. Ils avaient tous les deux grandi à Arpinum, avaient fait leurs études côte à côte à Rome et voyagé ensemble en Orient. Mais il y avait entre eux une différence considérable : Lucius était absolument dépourvu d’ambition. Il vivait seul, dans une petite maison pleine de livres, et passait ses journées à lire et à penser — occupation des plus dangereuses qui, selon mon expérience, conduit immanquablement à la dyspepsie et à la mélancolie. Cependant, curieusement, malgré ces dispositions solitaires, il en vint à apprécier de quitter son bureau chaque jour, et fut bientôt tellement enragé par les vilenies de Verres que son zèle à le faire passer devant la justice dépassa encore celui de Cicéron.
— Nous ferons de toi un avocat, mon cousin, commenta Cicéron avec admiration après qu’il lui eut présenté un nouvel ensemble de déclarations accablantes écrites sous serment.
Vers la fin du mois de décembre, un incident se produisit qui finit par rassembler, de la manière la plus dramatique, tous les pans séparés de la vie de Cicéron. Par une matinée sombre, j’ouvris la porte et trouvai, en tête de la file habituelle, l’homme que nous avions remarqué à la basilique des tribuns en train de se poser en défenseur du pilier de son arrière-grand-père — Marcus Porcius Caton. Il était seul, sans esclave pour l’assister, et semblait avoir passé la nuit dans la rue. (En y réfléchissant, j’imagine que c’est ce qu’il avait dû faire, même si, comme il était de toute façon toujours débraillé — à la façon d’un mystique ou d’un saint homme —, il était plutôt difficile de faire la part des choses.) Naturellement, Cicéron fut intrigué et voulut savoir pourquoi un homme de si haute naissance se présentait à sa porte : Caton, aussi bizarre fût-il, évoluait au cœur même de la vieille aristocratie républicaine, lié tant par le sang que par le mariage à tout un réseau de Servilii, Lepidii et Aemilii. En fait, la satisfaction de Cicéron fut telle de recevoir un visiteur de si haute naissance qu’il sortit en personne du tablinum pour l’accueillir et le conduire dans son bureau. C’était le genre de client qu’il avait rêvé depuis longtemps de trouver un matin dans ses filets.
Je m’installai dans le coin pour prendre des notes, et le jeune Caton, peu enclin au bavardage, alla droit au but. Il expliqua qu’il avait besoin d’un bon avocat et qu’il avait apprécié la façon dont Cicéron s’en était remis aux tribuns, car il était monstrueux qu’un personnage tel que Verres puisse se considérer comme étant au-dessus des lois ancestrales. Bref, il devait épouser sa cousine, Aemilia Lepida, charmante jouvencelle de dix-huit ans dont la jeune vie avait déjà été marquée par la tragédie. À l’âge de treize ans, elle avait subi l’humiliation d’avoir été repoussée par son fiancé, Scipion Nasica, jeune aristocrate hautain. Elle avait quatorze ans à la mort de sa mère, et seize ans quand son frère avait péri, la laissant absolument seule.
— La pauvre, commenta Cicéron. Si je te suis bien, comme elle est ta cousine, elle doit être la fille du consul d’il y a six ans, Aemilius Lepidus Livianus, non ? Il était, me semble-t-il, le frère de ta défunte mère, Livia ?
Comme beaucoup de sympathisants du parti populaire, Cicéron connaissait étonnamment bien l’aristocratie.
— C’est exact.
— Eh bien, je te félicite, Caton, de cette union des plus avantageuses. Avec le sang de ces trois familles qui coule dans ses veines et la mort de ses plus proches parents, elle doit être l’une des plus riches héritières de Rome.
— Elle l’est, fit amèrement Caton. Et c’est bien le problème. Scipion Nasica, son ancien prétendant, a appris en rentrant d’Espagne où il a combattu dans l’armée de Pompée-le-prétendu-Grand, à quel point elle est riche maintenant que son père et son frère ne sont plus, et il la réclame comme sienne.
— Mais c’est sûrement à la demoiselle de décider, non ?
— Effectivement, dit Caton. Mais elle l’a choisi lui.
— Ah, répliqua Cicéron en se carrant sur son siège, dans ce cas, vous voilà dans une situation délicate. Mais je suppose que si elle s’est retrouvée orpheline à quinze ans, elle doit avoir un tuteur désigné. Tu peux toujours aller lui parler. Il est certainement en position d’interdire le mariage. Qui est-ce ?
— Ce doit être moi.
— Toi ? Tu es le tuteur de la femme que tu veux épouser ?
— Oui. Je suis son plus proche parent masculin.
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