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J’en ai tout de même côtoyé un autre qui était honnête, qui croyait à ce qu’il faisait et ne cherchait pas à barbouiller des saints de carton bouilli et des Vénus de plâtre pour les bourgeois. Il admirait je crois beaucoup Théodore et à ce titre déjà mérite bien du respect. J’ai vu entrer un jour, dans l’atelier de la Méduse, un homme que je ne connaissais pas. J’étais en haut d’une échelle occupé à étaler, au sabre s’il vous plaît, tout le fond du ciel au-dessus du radeau. J’allais le voir souvent ensuite, ce peintre aux lèvres serrées comme sur un portrait d’autrefois. Mis en dandy, la flamme dans l’œil, il attirait les regards. Monsieur Théodore allait pour l’embrasser. Il l’écarta : « C’est d’abord ta toile que je veux voir, ton sublime radeau dont tout le monde parle. » Il balaya d’un revers de main la petite maquette avec les personnages en cire que j’avais eu tant de mal à installer, sur le modèle de ce que le grand David avait construit pour faire entrer tant de personnages dans son tableau du sacre de l’Empereur. L’homme se recula, demeura en silence, puis parla italien. On me demanda de traduire. C’était du Dante et j’aimais entendre, avec cet accent français, dans notre vieille salle d’atelier, les pages que j’avais apprises enfant. Puis, l’homme, s’interrompant :
« Tu en es là, montre-moi ton esquisse, tu vas t’attaquer à cette partie maintenant, ce dos courbé et cette main de mourant qui tient la poutre du radeau…
— Oui, dès demain, Cadamour ou Polonais va venir le poser. (Cadamour était l’un de ses modèles attitrés, de même que Brzozomvsky, dit Polonais parce qu’aucun gosier d’artiste français n’avait jamais pu prononcer son nom.)
— Pourquoi attendre, ne suis-je pas là, moi ? »
Et notre élégant enleva sa cravate, ouvrit sa chemise, dérangea sa coiffure pour se donner sans doute un air de naufragé qui sentait la lavande anglaise. Il posa le dos, que Théodore dessina en une seule séance et reprit ensuite, sans étude, directement sur la grande toile.
J’ai revu mon homme une dernière fois après la mort de mon maître, c’était au musée du Luxembourg, où le tableau de la Méduse avait été enfin placé. Je ne suis pas allé lui parler ; sans doute était-il le dernier à savoir ce qu’était devenu la Dormeuse d’Ingres — j’avais mes raisons pour le croire — et le seul qui n’en dirait jamais rien. Je me suis contenté de le regarder devant le radeau. Drapé dans une cape noire, il regardait ce dos et les flots de ces boucles brunes qu’il ne portait plus ainsi. Il avait vieilli, mais conservait une élégance maintenue au goût du jour. Se voir dans le grand tableau de mon maître devait, j’en suis sûr, lui faire plus de plaisir que si Théodore Géricault avait laissé de lui un portrait. Il pouvait dire qu’il en était. Au Louvre, dans la galerie d’Apollon où il avait l’air de se trouver chez lui, traînant toutes les muses après soi, on le reconnaissait, mais on n’osait pas venir le distraire. Je l’observais, il n’écrivait pas, ne dessinait pas, il fermait quelquefois les yeux. Oui, on pouvait dire qu’il en avait été plus que les autres, de toute cette affaire, de ce romantisme, lui qui n’avait plus posé pour personne, depuis que tous savaient qu’il était monsieur Delacroix. Là-haut, sur son char d’or, Apollon brandit son arc contre le serpent des ténèbres et ses chevaux l’emportent dans les cieux.
Les œuvres citées peuvent être vues dans les collections et musées suivants :
APELLE
Le plus grand de tous les peintres, mais tous ses tableaux sont perdus.
BILLOIN, Charles
La Dernière Etude de Géricault , Ixelles, Musée des Beaux-Arts.
COROT, Camille
Rome, vue prise de la fenêtre de Corot, Paris, collection particulière.
Ville d’Avray, L’Étang, la maison Cabassud, Paris, Musée du Louvre.
Le Colisée vu des jardins Farnèse, Paris, Musée du Louvre.
Le Forum vu des jardins Farnèse, Paris, Musée du Louvre. Vue des jardins Farnèse, Washington, Phillips Collection.
Rome, L’Eglise Saint-Pierre-ès-Liens, Paris, collection particulière.
Orléans, Vue prise d’une fenêtre en regardant la tour Saint-Paterne, Strasbourg, Musée des Beaux-Arts.
DAVID, Jacques-Louis
Portrait d’Henriette de Verninac, née Delacroix, Paris, Musée du Louvre.
Le Sacre de Napoléon, Paris, Musée du Louvre.
DELACROIX, Eugène
Apollon vainqueur du serpent Python, plafond de la Galerie d’Apollon, Paris, Musée du Louvre.
GÉRICAULT, Théodore
Cheval retenu par des esclaves , Rouen, Musée des Beaux-Arts.
Officier de chasseur à cheval chargeant , Paris, Musée du Louvre.
Officier de cuirassiers, Rouen, Musée des Beaux-Arts.
Le Radeau de la Méduse , Paris, Musée du Louvre.
Étude de Noir, dessin, Lyon, Musée des Beaux-Arts.
Tête de Noir, dessin, collection Eugène Thaw.
Le Nègre Joseph, Los Angeles, J.P. Getty Muséum of Art.
Noir faisant des signes, étude de dos pour Le Radeau de la Méduse (d’après le modèle Joseph), Montauban, Musée Ingres.
INGRES, Jean-Auguste-Dominique
Baigneuse à mi-corps, Montauban, Musée Ingres.
Baigneuse de Valpinçon , Paris, Musée du Louvre.
Portrait de François-Marius Granet, Aix-en-Provence, Musée Granet.
Jupiter et Thétis, Aix en Provence, Musée Granet.
Portrait de la comtesse d’Haussonville, New York, Frick Collection.
Portrait de la baronne de Rothschild , Paris, collection particulière.
La Vierge à l’Hostie, Paris, Musée d’Orsay.
Raphaël et la Fornarina, Cambridge, Massachusetts, Fogg Muséum
Roger délivrant Angélique , Paris, Musée du Louvre.
Antiochus et Stratonice , Chantilly, Musée Condé.
Odalisque à l’esclave, Baltimore, Walters Art Gallery.
LEFÈVRE
Miniaturiste, élève d’Ingres.
Le plus humble des artistes. Toutes ses œuvres sont perdues. Ne pas le confondre avec Apelle (voir ce nom) ni avec le portraitiste Robert-Lefèvre.
MICHEL-ANGE
Le plus grand des artistes.
Le Jugement dernier, Rome, Chapelle Sixtine.
PIRANÈSE
« Il sepolcro di Nerone », gravure au burin dans Le Antichità romane, 1756, t. III, planche 14, Paris, Bibliothèque nationale de France, département des estampes.
POUSSIN, Nicolas
Le plus grand de tous les peintres.
Paysage avec Orphée et Eurydice, Paris, Musée du Louvre. L’Hiver ou le Déluge, Paris, Musée du Louvre.
RAPHAËL
Le plus grand de tous les peintres.
La Fornarina, Rome, collection Barberini.
La Donna velata, Florence, Palais Pitti.
La Madone Sixtine, Dresde, Pinacothèque.
TITIEN
Le plus grand de tous les peintres.
La Vénus d’Urbin, Florence, Musée des Offices.
« Ceci n’est pas un roman historique » écrivait Louis Aragon en tête de La Semaine sainte. Ce roman l’est moins encore, même s’il prend pour héros trois peintres « historiques », Ingres, Corot et celui qui inspira le livre d’Aragon, Géricault. Les œuvres qu’on leur donne sont réelles, leurs aventures inventées. Certains de leurs propos sont authentiques.
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