— Ouh! elles sentent bon!.. Et rien n'a changé, non, rien, à part le vieux fauteuil qui n'est plus gris!
Et voici que, d'une seconde à l'autre, tout est redevenu comme ayant; maman n'était jamais partie, nous ne nous étions jamais quittés, nous cinq.
— Fernand, a demandé soudain maman, qu'est-ce que tu me disais donc, à propos du petit?
Papa a raconté l'histoire, mais en arrangeant tout le mieux possible et, par exemple, il n'a pas dit un mot des deux nuits passées dans la forêt. Maman était très pâle; elle avait pris Riquet sur ses genoux et elle le serrait, elle le serrait contre elle, comme si elle avait eu peur qu'on le lui prenne.
— Méchant enfant, répétait-elle, méchant… comment as-tu pu faire une chose pareille?… Et si…
Elle n'a pas continué, elle ne pouvait plus, et sa main était si crispée sur la figure de Riquet qu'il en avait la joue toute rouge. Lui, il ne disait rien; il regardait seulement maman de ses yeux larges ouverts, en se tortillant un peu la tête pour mieux la voir, et il souriait.
— Allons, a fait papa qui était bien ému, lui aussi, ne te tourmente pas trop, Minette; tout cela est loin, il est là, ton diable à quatre, et je t'assure qu'il ne recommencera pas de si tôt! Hé! les petites, qu'est-ce que nous avons pour le déjeuner? C'est quil faut que je sois à une heure et demie chez Martinet, moi!
Il y avait du lapin, que maman aime tant, du brie et des babas au rhum (adieu les chaussons aux pommes!). Pendant que nous mettions la table, Estelle et moi, grand'mère Pluche a apporté sa tarte aux cerises; elle a parlé de l'entorse de Gabriel.
— Pauvre Gabriel, s'est écriée maman, j'irai lui porter un morceau de votre tarte, tout à l'heure!
Cela, sans que je lui en aie soufflé mot; oh! nous nous comprenons bien!
A table, nous avons repris nos places d'avant, et Riquet se blottissait tellement contre maman qu'elle ne pouvait plus faire un geste; mais elle ne s'en plaignait pas et l'embrassait à chaque instant.
— Il n'y en a que pour lui! m'a glissé Estelle, pointue.
Mais on aurait dit que maman l'avait entendue, parce qu'elle s'est mise à la questionner sur l'école, sur sa composition de français qu'elle a très bien sue.
— C'est parfait, ma chérie… Et Liline?
— Pour Liline, a dit papa, c'est autre chose: elle a dû rester ici, depuis lundi, pour s'occuper de son petit frère.
Maman m'a regardée en hochant la tête, avec un sourire un peu grave, et elle a seulement murmuré: «Ma Liline…», mais d'un ton si doux que j'ai couru chercher le brie à la cuisine, pour m'empêcher de pleurer.
— Voyons, a fait papa, parle-nous de toi, Minette; qu'est-ce que Lotte a…
— Non, non, a crié maman, pas maintenant!.. Dites-moi plutôt n'importe quoi, tout ce qui vous passera par la tête: j'ai tant besoin de vous entendre!
Quel vacarme! Nous parlions tous à la fois, de tante Mimi, de l'école, du goûter de la maîtresse, c'était à qui hurlerait le plus fort!
— Assez, assez! gémissait maman en mettant gaiement ses mains sur ses oreilles; oh! quelle idée j'ai eue, vous m'étourdissez!.. D'ailleurs, il faut que je descende porter le gâteau à Gabriel.
Elle y a été, et puis après, je l'ai accompagnée chez les Petiot. M. Petiot nous a ouvert la porte, et j'ai bien vu qu'ils étaient un peu gênés, sa femme et lui, à cause de l'équipée d'Armand. Ils échangeaient des coups d'œil, et maman Petiot a dit enfin d'un air embarrassé:
— Voulez-vous voir le gamin, madame Dupin?
— Mais oui, a répondu maman.
Armand était en train d'écouter Violette qui lui lisait «L'Ile au Trésor». A la vue de maman, il a poussé un petit cri et a fait mine de se fourrer la tête sous son drap, pour se cacher; mais il s'est ressaisi et a tendu une main moite.
— Bonjour, madame Dupin.
— Bonjour, a dit maman; eh bien, il n'a guère grossi… A-t-il encore beaucoup de fièvre?
— 38°1, 38°2, a répondu maman Petiot; cela baisse un peu, mais il a joliment mérité son mal, le petit gredin; entraîner votre Riquet dans une affaire pareille!.. Ah! je l'ai dit et redit, s'il n'avait pas été malade, qu'est-ce que…
Maman l'a arrêtée, d'un geste suppliant.
— Je vous en prie, madame Petiot, ne m'en parlez pas, voulez-vous… Quant à Armand (elle a hoché la tête), eh! je sais ce qu'il pense, je le sais très bien. Allons, mes amis, au revoir!
Mais, sur le seuil de la porte, elle s'est retournée.
— Que je suis bête, j'oubliais le gâteau, le gâteau de grand'mère Pluche!.. Tiens, Violette, en voici un morceau, tu verras comme il est bien fait!.. Et Armand, peut-il en manger?
— Oui, sûrement! a balbutié maman Petiot, tout étourdie de voir que maman n'en voulait pas davantage à son garçon.
Armand a pris le gâteau en murmurant un «merci», très bas, et quand nous avons été parties, nous l'avons entendu, du palier, qui criait à sa sœur:
— Ce qu'elle est chic de ne m'avoir rien dit! Ah! maintenant, je te jure qu'elle pourra me le confier, son Riquet, sans avoir peur que je lui fasse faire des bêtises, parce que j'ai compris, très bien compris, et elle le sait, ce que je pense!..
— Chut, chut! a répondu Violette, tiens-toi tranquille, tu déranges ton oreiller… D'ailleurs, c'est l'heure de tes gouttes!
Maman a souri.
— Vois-tu, ma Liline, Mme Petiot ne sait pas s'y prendre, avec son Armand; ce qu'il lui faut, à ce petit-là, c'est être traité comme un homme.
6 HEURES.
Un peu plus tard, papa était parti et maman écrivait à tante Mimi, quand Marie Collinet entre timidement, tenant à la main un petit bouquet de jonquilles.
— Madame, excusez-moi: je suis Marie Collinet, l'amie d'Aline, et je vous apportais un bouquet pour… pour vous remercier de la belle carte postale!
— Oh! s'est écriée maman, quelles jolies fleurs, moi qui aime tant les jonquilles, justement!.. Eh bien, c'est tout, tu ne m'embrasses pas?
— Madame!.. a balbutié Marie, mais, déjà, maman l'avait embrassée sur les deux joues.
Après, elle lui a parlé de la mer, de Toulon qui n'est pas très loin de Nice.
— Si tu habites Nice, plus tard, comme me l'a écrit Aline, il faudra que tu ailles voir la tante Lotte!
Marie répondait «oui… oui…», mais je crois qu'elle n'écoutait pas très bien, elle était seulement contente d'être près de maman. Elle a goûté avec nous, et maman a si bien su s'y prendre que, bientôt, Marie riait et jacassait comme si elle avait été de la famille. Elle a joué aux dominos avec Riquet, elle a parlé de l'école avec Estelle, elle a regardé nos livres, nos jouets et, quand elle est partie, vers cinq heures, maman l'a chargée de demander à sa belle-mère si elle pourrait venir avec nous, dimanche, au Jardin des Plantes. Nous aurons aussi, ce même dimanche, M. Copernic à déjeuner: on fera une blanquette, et on la chantera tous en chœur, la chanson du pays des rêves!
La nuit tombait, c'était «l'heure entre chien et loup», comme dit Violette; je me suis assise sur un petit banc, aux pieds de maman, et j'ai posé ma tête sur ses genoux.
— Ma Liline, m'a-t-elle dit, papa m'a raconté comme tu l'avais soutenu pendant ces six semaines, comme tu avais mis tout ton cœur à veiller sur ton frère, sur Estelle, sur lui-même, en t'efforçant de me remplacer un peu. Mais cela ne m'a pas étonnée, ma chérie: je savais que je pouvais avoir confiance en toi.
Elle s'est tue; je n'ai pas pu répondre. Sa main caressait mes cheveux; tout était bon, tout était chaud, le petit monde, le monde de l'enfance se refermait autour de moi. Mais je n'étais plus tout à fait la même; ça vous change, d'avoir à faire face aux choses et, quand il arrive qu'on soit triste, de ne pouvoir compter que sur soi. C'était fini, maman était là, «mais, me disais-je, maintenant que j'ai compris, je pourrai l'aider beaucoup mieux qu'avant». Et je me sentais pleine de courage.
Читать дальше