Ian McDonald - La maison des derviches

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Istanbul, avril 2027.
Sous une chaleur écrasante, la ville tentaculaire fête le cinquième anniversaire de l’entrée de la Turquie dans la Communauté européenne. Quinze ans plus tôt, Israël a frappé les sites nucléaires iraniens avec des missiles thermobariques, provoquant indirectement le pire choc pétrolier et gazier de l’Histoire.
Dans Istanbul en ébullition (l’air conditionné coûte trop cher, l’eau aussi), une bombe explose dans un tramway. Cet événement va bouleverser la vie des habitants de la maison des derviches de la place Adem-Dede : Necdet se met à voir des djinns, le jeune Can utilise son robot pour enquêter sur l’attentat non revendiqué, l’antiquaire Ayse accepte de rechercher un sarcophage légendaire, Leyla se voit chargée du marketing d’une nouvelle technologie révolutionnaire : le stockage bio-informatique.
C’est dans la maison des derviches que se joueront rien de moins que l’avenir de la Turquie et celui du monde tel que nous le connaissons.

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Ian McDonald

La maison des derviches

À Enid

Lundi

1

La cigogne s’élève en spirale au-dessus d’Istanbul, ailes blanches aux bouts noirs portées par un courant ascendant. Son plumage reflète le soleil et elle vire sur les exhalaisons des vingt millions d’habitants de la ville – juste une cigogne parmi les dix mille qui ont suivi les circuits de convection reliant l’Afrique à l’Europe en se laissant planer de l’un à l’autre, parties du lac Victoria et de la vallée du Rift pour longer la ligne argentée du Nil puis traverser le Sinaï et le Liban jusqu’au grand quadrilatère de l’Asie Mineure. Une fois là, le flux migratoire s’est scindé. Les unes ont pris au nord vers les berges de la mer Noire, d’autres ont viré vers l’est, le lac Van et les contreforts du mont Ararat, mais la plupart ont opté pour l’ouest et survolé l’Anatolie, attirées par les miroitements du Bosphore et au-delà les aires de reproduction des Balkans et de l’Europe centrale. Quand viendra l’automne, elles regagneront l’Afrique pour y attendre la fin de l’hiver, au terme d’un périple de vingt mille kilomètres. Istanbul occupe les berges de ce détroit depuis vingt-sept siècles, mais ces oiseaux y passent deux fois par an depuis des temps quant à eux immémoriaux.

Loin au-dessus d’Üsküdar les cigognes abandonnent les courants ascendants et déploient leurs ailes pour tester le vent. Par deux ou par trois, elles se laissent glisser vers les quais et les mosquées de Sultanahmet et Beyoglu. Leurs trajectoires ont une beauté complexe et une rigueur mathématique qui découle d’impulsions et d’algorithmes d’une extrême simplicité. Quand une cigogne s’extrait d’un tourbillon, l’écart de température l’informe d’une modification, de la présence d’une force qui s’ajoute à celle purement ascensionnelle de l’air chaud. Sous ses ailes, l’agglomération étouffe sous une canicule qui n’est pas de saison.

Ce n’est plus l’heure de la prière, mais c’est toujours celle du profit. Istanbul, reine des cités, se réveille avec fracas. Timbres cuivrés des premiers véhicules qui circulent, sons disgracieux des moteurs à explosion, grondements des taxis et des dolmus, des tramways sur leurs rails et dans leurs tunnels, des trains dans leurs terriers plus profonds des zones de faille passant sous le Bosphore. Du détroit s’élèvent les basses des gros navires : porte-conteneurs chargés plus que de raison qui longent des méthaniers russes évoquant des mosquées flottantes avec leurs sphères sous pression de gaz provenant des terminaux d’Odessa et de Supsa. Les battements des diesels sont ceux du cœur d’Istanbul. Opportunistes, les ferries se faufilent rapidement entre ces Léviathans. Coups de sirène et de corne de brume, appels et réponses, inversions du sens de rotation des hélices accompagnées de dégagements de bulles lorsqu’ils viennent se coller aux quais d’Eminönü. Un concert ponctué par les cris des mouettes, des mouettes omniprésentes, malpropres, sournoises. Qui envisagerait d’installer sur sa cheminée une plate-forme pour les inciter à venir y nicher ? Leur présence n’a jamais été associée à la chance. S’y ajoutent le fracas des rideaux des boutiques, les claquements des portes des camions, la pop et le bla-bla de la radio. Énormément de bla-bla, la logorrhée que provoque le football. Demi-finale de la Ligue des champions. Galatasaray contre Arsenal. Les spécialistes échangent des commentaires sur des milliers de balcons et de toits en terrasse. Pop, foot et chaleur. C’est le dixième jour de canicule. Trente-trois degrés en avril, à sept heures du matin. Impensable. Les météorologistes se demandent si ce n’est pas le début d’une vague de chaleur comparable à celle qui a fait en 2022 huit mille victimes uniquement à Istanbul. Des températures inconcevables. L’appel d’un auditeur particulièrement en verve met tous les experts d’accord en faisant remarquer que ce serait une excellente chose, si la chaleur privait les footballeurs anglais de leur tonus.

Et par-dessus tout, au cœur de ce tumulte, on peut entendre le grand orchestre des climatiseurs. Une boîte encastrée dans une fenêtre, un conduit dans un mur, une batterie de ventilateurs sur une terrasse, et tous se mettent en mouvement – l’un après l’autre – pour brasser l’air en tourbillons de plus en plus importants. La ville exhale son haleine sous forme de spirales qui s’imbriquent subtilement les unes dans les autres, un fouillis de courants ascendants et microthermiques.

La sensibilité de ses plumes permet à la cigogne de percevoir le modelé du paysage aérien. Les rejets calorifiques de l’agglomération lui font économiser des battements d’ailes autrement nécessaires pour atteindre le courant suivant ou échapper à l’aigle qui fond sur elle. Sa vie dépend de formules algébriques dont elle n’a pas conscience, d’un équilibre d’équations entre les apports et les dépenses d’énergie. L’extrémité noire de ses ailes semble vibrer, alors qu’elle survole les toits en se laissant planer.

L’explosion passe pratiquement inaperçue, dans le brouhaha de la ville qui s’éveille. Un simple craquement, suivi d’un silence. Les premiers à s’exprimer sont les pigeons et les mouettes, qui prennent leur essor avec force battements d’ailes et cris aigus. Puis viennent les plaintes des machines : alarmes automobiles ou personnelles, hip-hop cacophonique des sonneries de téléphone. Les cris et hurlements des humains s’élèvent en dernier.

Le tram s’est immobilisé au centre de Necatibey Cadessi, à quelques mètres de l’arrêt. La bombe a explosé à l’arrière et son toit bleu s’est dilaté, les fenêtres et les portes ont été soufflées. Des rubans de fumée s’échappent de la deuxième voiture. Les passagers sont descendus et tournent en rond sur la chaussée, faute de savoir quel comportement adopter. Sonnés, certains se sont assis par terre avec les genoux calés sous le menton. Des passants veulent se rendre utiles. Les uns proposent manteaux ou vestes, d’autres utilisent leur portable et des mains s’agitent pour accompagner les descriptions de ce qui s’est passé. Ils sont nombreux à s’attarder dans les parages, à s’interroger sur le rôle qu’ils devraient tenir. Mais la plupart préfèrent rester à distance prudente, tout en s’intéressant à la scène avec culpabilité. Quelques individus sans complexes utilisent leur ceptep pour prendre des vidéos. Il est vrai que les chaînes d’info rémunèrent grassement le journalisme citoyen.

La conductrice du tram va d’un groupe à l’autre pour demander s’il ne manque personne, si tous vont bien. Et c’est le cas. Elle ignore ce qu’il convient de faire. Nul ne le sait. Puis des sirènes annoncent l’arrivée d’individus plus compétents. Des feux clignotent au-delà des badauds massés sur le pourtour de la scène, et la foule se scinde pour les laisser passer. Il est difficile de différencier les victimes de ceux venus les secourir, car tous sont ensanglantés. On trouve dans Necatibey Cadessi des banques internationales et des sociétés d’assurance, mais l’onde de choc de la déflagration s’est propagée le long des rails. D’arrêt en arrêt, de rue en rue, de tram en tram, tout Beyoglu s’est grippé. Tous savent qu’il y a eu un attentat, désormais.

Des hauteurs où elle se trouve, la cigogne blanche qui vient du Bosphore voit la paralysie s’étendre de plus en plus loin autour du point d’origine. De telles choses la dépassent, les sirènes ne sont pour elle qu’un des innombrables éléments qui composent le fracas d’une agglomération qui s’éveille. Ville et échassier occupent des univers qui se superposent mais ne s’interpénètrent pas. Sa descente l’amène à l’aplomb du tram cerné de feux bleus clignotants et elle atteint un nouveau courant thermique. Les tourbillons ascensionnels d’Istanbul l’emportent dans un carrousel de formes blanches aux bouts d’ailes noirs, au-dessus des faubourgs est, de plus en plus haut, en direction de la Thrace.

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