Колетт Вивье - La maison des petits bonheurs

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Colette Vivier

La maison des petits bonheurs

JOURNAL D'ALINE

MARDI 10 FEVRIER.

Je m'appelle Aline Dupin; j'ai onze ans depuis le 16 août. Estelle a douze ans. Riquet a six ans et demi. On habite 13 bis, rue Jacquemont, la maison qui est juste en face de la cour du charbonnier. C'est très commode pour papa, parce qu'il travaille chez M. Martinet, le menuisier qui a sa boutique au coin de la rue et que cela ne lui fait pas loin à aller, mais c'est moins commode pour nous, parce que le trottoir est si étroit qu'on ne peut même pas jouer à la marelle dessus. Mais c'est comme ça.

Estelle et moi, on couche dans le petit cabinet qui donne sur la cour à côté de la cuisine. On a le même lit, et c'est ennuyeux, parce qu'Estelle me donne tout le temps des coups de pied; et puis, elle tire le drap de son côté si bien que, quand je me réveille, j'ai froid comme tout. Mais on rit aussi: avant de s'endormir, on se raconte qu'on est des dames et on parle de nos maris, patati, patata. Riquet nous entend (il dort dans la salle à manger); il crie: «Pourquoi est-ce que vous riez?» et, comme on ne répond pas, il est furieux, il appelle maman, exprès pour qu'elle nous gronde. Et maman vient, mais, quand elle entre, on fait semblant de dormir: on sait très bien.

J'ai ma poupée; j'ai ma balle rouge, j'ai ma petite épicerie; j'ai aussi ma patinette, mais je n'aime pas beaucoup ça et c'est plutôt Riquet qui joue avec. Comme livres, j'ai «Sans Famille», et puis «La Roulotte», et puis «David Copperfield». En général, j'aime mieux les histoires tristes où on a un peu envie de pleurer; mais il faut qu'elles finissent bien.

A l'école, j'ai été première en dessin, mais, à part ça, je ne peux pas dire que ça marche très bien, surtout pour les problèmes, pour la géographie, pour l'histoire, et aussi pour les rédactions, où la maîtresse dit que je fais trop de fautes. Eh bien, que dirait-elle si elle voyait mon journal? Elle me mettrait 0, bien sûr, mais c'est trop compliqué de faire attention!

Et quoi encore? J'adore les marrons glacés, la soupe au potiron et la crème au chocolat. Je déteste les salsifis, le foie de veau, les poireaux à la vinaigrette. J'ai eu la rougeole, mais pas la coqueluche. Estelle et moi, on a des robes marron foncé, et puis, pour le dimanche, des belles en velours bleu, avec des petits galons froncés qui font très chic. Je crois que c'est tout.

MERCREDI 11.

Quelle journée! J'ai tant pleuré que j'en ai mal au cœur, et mon mouchoir est tout trempé. D'abord, pour commencer, voilà que j'avais fait cette nuit un très beau rêve. J'ai voulu le raconter à Estelle, mais elle a mis ses deux mains sur ses oreilles pour ne rien entendre: c'est toujours comme ça; ses rêves à elle, il faut que je les écoute d'un bout à l'autre, et elle en ajoute; et puis, quand c'est les miens, elle fait la sourde.

«Tant pis, ai-je pensé, je vais le raconter à Riquet.»

Lui, il a bien voulu, mais à condition que je lui lave les genoux avant. Et ils étaient sales!

— Ce n'est pas de ma faute, m'a-t-il expliqué, j'ai fait le chameau tout le temps, hier, à la récréation.

Je lui ai conseillé de le laisser faire un peu aux autres, mais il dit que c'est lui qui le fait le mieux.

Oui, mais à force de parler du chameau, j'ai complètement oublié mon rêve; c'est malheureux alors!

— Bon, me dis-je, à l'école, au moins, ça ira bien.

Mais ç'a été tout le contraire. La maîtresse nous annonce:

— Je vais vous poser une question qui vous amusera: quel est, à votre avis, le plus beau mot de la langue française? Allons, cherchez!

Ça ne nous amusait pas du tout, mais il a bien fallu faire semblant. Carmen Fantout lève la main la première et crie: «Sagesse!»

Je la connais: c'est une hypocrite; elle a dit ça pour faire croire qu'elle est toujours sage. Violette Petiot a dit: «Caramel», parce qu'elle les adore; Tiennette Jacquot: «Vacances»; Jacqueline Mouche: «Noël»; Marie Collinet: «Soleil»; Lulu Taupin: «Dormir»; enfin, chacune a choisi ce qu'elle aimait le mieux.

— Tout cela est bien banal, a soupiré Mlle Délice; voyons, Aline, toi qui as de l'imagination, tâche de dénicher quelque chose de plus original!

Je me sens si fière d'avoir de l'imagination que je décide de trouver un mot très drôle, qui fasse rire tout le monde. Je cherche, je cherche… Ah! j'ai trouvé, et je crie: «Torticolis!» Ç'a été un succès, en effet; toutes les élèves riaient tellement qu'elles en pleuraient; il n'y avait que la maîtresse qui ne riait pas.

— Tu ne me feras jamais croire, m'a-t-elle dit, que «torticolis» est, pour toi, le plus beau mot de la langue française!

J'ai voulu protester que j'aimais beaucoup «torticolis», vraiment, et que… et que…; au milieu de ma phrase, voici que le fou rire me prend; je me mords les lèvres jusqu'au sang, j'essaie de penser à une chose triste; rien à faire, je ris toujours!

Mlle Délice me montre le couloir:

— Allez donc un peu dehors, mademoiselle, cela vous calmera!

Et voilà! Je suis restée à la porte jusqu'à la fin de la classe, et j'ai eu un 0 en conduite. C'est trop fort, parce qu'enfin, m'a-t-on demandé, oui ou non, d'avoir de l'imagination? J'en ai, et on me punit à cause de ça!.. «Maman me comprendra!» me suis-je dit pour me consoler. Mais maman s'est fâchée: «Ce n'est pas ta sœur qui aurait raconté une bêtise pareille!» a-t-elle déclaré, et elle n'a pas voulu m'embrasser. Je me suis cachée derrière le fourneau et je pleure, je pleure. Personne ne m'aime, voilà la vérité. Si j'attrapais la coqueluche, pour les punir, ou même la fièvre typhoïde? Je serais morte, et ce serait bien fait!

Ah, que c'est triste d'être triste!

JEUDI 12.

Comme nous nous sommes amusés, cet après-midi! Maman nous avait donné cinquante francs à chacun, et nous avons été à la fête de la place Blanche, où j'avais tant envie d'aller. J'étais tellement contente qu'en essuyant la vaisselle, j'ai cassé une soucoupe (celle de la tasse bleue), mais tant pis! Maman nous avait recommandé de tenir Riquet par la main pour qu'il ne se perde pas, mais elle avait oublié de dire si ce devait être Estelle ou moi; alors on s'est disputées et, pour finir, on lui a pris chacune une main; il était furieux, mais, comme dit Estelle, nous sommes les aînées et il faut bien qu'il nous obéisse. Et puis, tout de suite après, on a recommencé à se disputer parce que chacun voulait monter sur quelque chose de différent. On criait: Riquet: «Sur les avions!» Estelle: «Sur les chevaux qui montent et qui descendent!» Moi, j'aimais plutôt mieux les balançoires, les rouges surtout, qui avaient une musique. Finalement, on a choisi les chevaux: dix francs le tour, ce n'était pas cher, d'autant plus qu'ils étaient très beaux et qu'ils tournaient à une vitesse… en haut, en bas, en haut, en bas… Au commencement c'est amusant, mais après, on se sent drôle et, quand ça s'est arrêté, j'avais mal au cœur.

— Ecoute, me dit Estelle, on va acheter du nougat, ça te guérira tout de suite!

Nous voilà partis; mais, tout d'un coup, zimbadaboum!.. Cela venait d'une baraque verte: une loterie. On se faufile au premier rang; un clown multicolore, grimpé sur une échelle, montre un tas de belles choses qui sont rangées dans le fond, autour de la grande roue.

— Approchez, crie-t-il, approchez! A tous les coups l'on gagne! Champagne du cru, services de table, canifs, cuillers, fauteuils de velours, bonbons, coussins, vases, pendules… Vingt francs la partie. Vingt francs seulement, et vous montez votre ménage!

— Oh, fait Estelle, si on essayait, rien qu'une fois? J'aimerais tant gagner ce beau vase-là, à fleurs rouges!.. On joue?

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