Voici la maison, avec les noms des locataires. J'aurais voulu la mettre en couleurs, mais je ne trouve plus mes crayons, et Estelle ne veut pas me prêter les siens.
1. — La concierge, Mme Misère. C'est papa qui l'a appelée comme ça, parce qu'elle gémit tout le temps: «Misère, misère!» Il faut dire que son mari s'est noyé et qu'elle, elle se croit malade. Mais maman dit qu'elle n'a rien.
2. — C'est à louer.
3. — Les épiciers Fantout. Ils ont tout l'étage, mais il leur faut bien ça, parce qu'ils sont si gros qu'ils ne peuvent sûrement pas tenir tous les trois dans la même pièce! Leur fille, Carmen, est dans ma classe, mais je ne l'aime pas: elle regarde sur vous aux compositions et, quand on souffle, elle le dit à la maîtresse.
4. — Grand'mère Pluche, avec le gros Gabriel qui court très mal et qui mange tout le temps.
5. — Mlle Noémie. Elle est couturière. C'est elle qui nous a fait nos robes bleues.
6. — M. et Mme Petiot, avec Violette, Armand et Nono. Armand est insupportable, Violette est mon amie de cœur.
7. — Nous. La première fenêtre à gauche, c'est la salle à manger; la deuxième, c'est la chambre de papa et de maman. Estelle et moi, nous sommes derrière, avec la cuisine.
8. — Les vieilles caisses et les souris.
L'escalier a été repeint à neuf au jour de l'an, en vert clair, avec une bande vert foncé en bas: c'est très joli.
MARDI 17.
Estelle est encore première en sciences; c'est vraiment bien! Moi, j'ai ma composition d'histoire, demain; toute la guerre de Cent ans, et elle dure! Ce sont ces dates qui m'ennuient; maman m'a promis de me les faire réciter ce soir, si elle en a le temps, mais je mélange tout, surtout au moment où Jeanne d'Arc chasse les Anglais avec un tas de batailles, et pas une qui aurait une date pareille. Ah, c'est ennuyeux, les guerres, et pourvu que je n'aie pas ça, au moins!
On a des pantoufles neuves, rouges, avec des pompons magnifiques. Les miennes sont un peu trop grandes et j'ai mis de l'ouate dans le bout.
A midi, les frites étaient dures comme tout. C'est de notre faute, à Estelle et à moi: maman nous avait dit de les surveiller pendant qu'elle descendait acheter la salade, et, comme on jouait aux devinettes, on a oublié.
Ce soir, il y a de la soupe au potiron.
Vite, à mes dates!
MERCREDI 18.
J'ai eu Jeanne d'Arc!.. Quelle malchance, quand je pense que je savais sur le bout du doigt tout Charles V! J'ai fait au moins 9 fautes, et peut-être même 10, parce que j'ai mis qu'Orléans était au sud de la Loire et que je crois que non. Et cette bêtasse de Carmen Fantout qui roulait des yeux ravis en répétant: «Non, ce que c'est facile, ce que c'est facile!..» Violette aussi d'ailleurs… Oh, j'en aurais pleuré!
MERCREDI SOIR.
1 sucette………………… 10 francs
1 crayon rouge………… 10 francs
2 caramels……… 2x2 4 francs
En tout…… 24 francs
Et je n'en ai que 20. Comment faire? Si je prenais un caramel en moins? Ou plutôt non, si je demandais à papa de payer le crayon rouge? Après tout, il est pour la classe!.. Et, comme ça, je pourrai acheter:
1 sucette………………… 10 francs
2 caramels……………….. 4 francs
4 réglisses………………… 6 francs
—-
20 francs
Parfait! Les caramels et les réglisses, nous les partagerons, Estelle et moi, avant de nous endormir.
JEUDI 19.
Ce matin, il faisait beau et nous avons joué tous ensemble dans la cour. Ce n'est pas la cour de la maison, elle est trop petite, et puis Mme Misère a peur qu'on la salisse; non, c'est la cour du charbonnier qui est en face. Au commencement, on n'osait pas y entrer, mais, un jour, Armand a eu l'idée de lancer son ballon par-dessus le mur, à tout hasard, et il a demandé au charbonnier s'il pouvait aller le chercher. Le charbonnier a dit oui et, comme on en profitait pour entrer tous avec Armand, en faisant comme si on ne trouvait pas la balle pour rester plus longtemps, il nous a crié, en souriant dans sa grosse moustache:
— Eh! les enfants, restez-y donc, puisque vous y êtes! Vous y jouerez plus à l'aise que dans ce sale boyau de rue et, moi, ça me distraira de vous entendre!
Depuis, c'est là que nous allons jouer chaque fois que nous avons un moment: le jeudi surtout, mais pas le dimanche, parce que nous avons nos beaux vêtements et que la cour est noire. Dans un coin, il y a une vieille charrette sur laquelle on grimpe, les filles avec les garçons. Armand s'amuse à la faire basculer, pour qu'on crie; Estelle crie, Violette aussi, mais pas moi, exprès pour le punir.
Aujourd'hui, on a joué aux petits papiers; c'est un nouveau jeu que Tiennette Jacquot m'a appris hier, à l'école: on écrit un tas de noms sur des petits bouts de papier, on en tire trois, et ça vous dit ce que vous ferez plus tard.
On voulait tous commencer à la fois; alors, on a compté comme pour cache-cache, et c'est Estelle qui est sortie. Elle a tiré:
— «Clown, bateau, brioche.» Dis donc, Armand, imagine que ce soit toi que j'épouse, hein?… Tu serais clown, on habiterait un bateau et on mangerait de la brioche; ce serait joliment amusant!
Mais Armand a protesté. Clown, ça lui irait encore, mais la brioche, il la déteste, et il a mal au cœur dès qu'il met le pied dans une barque.
— Non, a-t-il ajouté, tire autre chose, ma vieille, ou épouse Gabriel!
— Gabriel? fait Estelle, vexée. Ah! non, par exemple. Avec l'appétit qu'il a, il en mangerait tant, de brioche, qu'il deviendrait un vrai patapouf, et je ne veux pas d'un mari avec un gros ventre, moi!
Oh, que nous avons ri; Violette et moi, nous avons failli en tomber de la charrette! Gabriel aurait bien voulu se fâcher, mais il avait la bouche pleine de sem-sem-gum, et il a mieux aimé rire avec nous: c'est moins fatigant!
— Je tire, a crié Violette: «Fermière, jardin, oiseau…» Quel bonheur, j'aime tant la campagne!
Riquet, lui, a eu: «Chasseur, île déserte, ballon», et moi: «Danseuse, palmier, bonbons», comme dans le conte de la petite fée Pamplemousse, qui fait des pointes en haut à un arbre, pendant que les grenouilles la regardent.
— A mon tour, a déclaré Armand, et vous allez voir ce que vous allez voir! «Prince, raquette, poisson…» Ma-gni-fique, les amis! Je ne sais pas très bien ce que la raquette vient faire là-dedans, mais qu'est-ce que je pécherai comme poisson, sur mon yacht! Ah, ils n'auront qu'à bien se tenir, les requins!
Estelle m'a lancé un clin d'œil:
— Euh, ils n'ont pas grand chose à craindre… hein, Aline?
Je ne comprenais pas, mais j'ai pris quand même un air malin.
— Quoi? a grogné Armand, qu'est-ce que ça veut dire: «Hein, Aline»?
— Oh, rien, ai-je fait. Une remarque en l'air.
— Alors, flûte, je m'en moque… Et puis, quoi, qu'est-ce que c'est? Des mensonges, naturellement!
Estelle a bondi.
— Des mensonges? Oh!.. Ce n'est pas vrai peut-être qu'en histoire naturelle, mardi dernier, tu as dit au maître que les langoustes se péchaient avec un asticot? Non? non?
Et si, c'est vrai: le frère de Jacqueline Mouche est dans la même classe qu'Armand, et il l'a dit à Jacqueline qui me l'a raconté. Armand était tout rouge de colère.
— Vous n'ennuyez! Ah, voilà bien les filles, toujours à raconter n'importe quoi!
Estelle a pouffé de rire.
— Oh, oh, le beau prince, voyez comme il rage!
Là-dessus, elle saute de la charrette en nous entraînant, Violette et moi, et salue Armand jusqu'à terre.
— Votre Majesté le prince des Asticots, permettez à vos humbles sujettes…
— Tais-toi, criait Armand, tais-toi, ou je… je…
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