Колетт Вивье - La maison des petits bonheurs

— Tandis que toi, dis-je, habillée comme ça, tu ressemblerais plutôt à une citrouille; chacun son goût, mais j'aime mieux le canari!

— Nous aussi, nous aussi, crient les autres, pendant que Carmen rougit de colère; mais qu'est-ce qui a bien pu se passer?

— Eh, fait Irène Hurpin, toujours la même histoire: Marie a brûlé son tablier en allumant le fourneau, alors, on lui a mis celui-là, qu'elle avait quand elle était petite; maman dit d'ailleurs que sa belle-mère ne se rend pas compte combien il est ridicule, mais, ridicule ou non, il faut que Marie obéisse, et elle l'a pour un bon moment, la pauvre!

Nous nous regardons les unes les autres, consternées.

— Quand même, remarque Violette, elle aurait pu nous en parler au lieu de nous épier, comme si elle voulait nous mordre!

— Dame, dis-je, je la comprends, c'est tellement humiliant pour elle. Oh… qu'est-ce que nous pourrions bien faire pour l'aider?

— Pour l'aider? s'écrie Lulu Taupin, mais rien du tout, ma vieille! Tu as bien vu comme elle nous a remerciées, l'autre jour, en nous jetant tout à la figure!

— L'autre jour, c'est nous qui avons été idiotes de nous y prendre comme ça.

— Mais tu l'avais dit!

— Eh bien, j'ai changé, voilà tout!

Et c'est vrai que j'ai changé! Pourquoi? Parce que je n'ai plus maman, moi non plus, et que je comprends mieux? Ou bien à cause de la voix si douce de la maîtresse, tout à l'heure? Je ne sais pas, mais avant, je détestais Marie; maintenant je l'aime tant que j'en étouffe et que je me tiens à quatre pour ne pas me précipiter sur elle et lui offrir tout ce que j'ai!.. Mais que faire, que faire? Mon enthousiasme gagne les autres; chacune se creuse la tête; Violette nous propose de nous cotiser pour acheter un tablier neuf. Mais non; Marie comprendrait tout de suite ce qui s'est passé, il ne le faut pas, et elle est d'ailleurs beaucoup trop délicate pour accepter un cadeau.

— Alors? fait Tiennette Jacquot, elle ne peut pourtant pas le gagner, ce tablier?

Je me frappe le front.

— Le gagner?… Quelle bonne idée!.. Nous allons organiser une loterie, oui… oui… nous donnerons un billet à Marie… et nous nous arrangerons pour qu'elle gagne le tablier!

— Oui, oui, une loterie, une loterie! s'écrient toutes les élèves avec ravissement; oh! comme ça va être amusant de tout combiner en cachette, de tirer les lots!.. Mais, est-ce qu'il y en aura d'autres, en dehors du tablier?

— Bien sûr, dis-je, sinon, Marie se méfierait, voyons!.. Mais chut, ne hurlez pas si fort, ou elle vous entendra!.. Tenez, allons dans le préau.

Dans le préau, elles m'entourent toutes, attendant que je parle.

— Alors, Aline, explique-nous vite!

J'étais fière, je me sentais presque une héroïne!.. Et voici ce qu'on a décidé:

REGLEMENT DE LA LOTERIE

1. — Chacune de nous donnera 100 francs.

2. — Comme nous sommes 9 à être dans le complot, cela fera: 100 x 9 = 900 francs, avec lesquels nous achèterons les lots.

3. — Il y a 30 élèves dans la classe, il faudra donc acheter 30 lots.

4. — Le gros lot sera le tablier; les autres lots consisteront en sucettes, ballons, albums, etc.

5. — La loterie sera tirée vendredi, pendant la récréation du matin.

Dans l'après-midi, j'en commencé à récolter l'argent; malheureusement ça ne fait que 700 francs, parce que Jacqueline Mouche et Tiennette n'ont pu me donner que 75 francs, Lulu Taupin, 50 francs, et la grosse Carmen, rien du tout, naturellement!.. Il va donc falloir que j'ajoute 200 francs que je n'ai pas. Comment arranger ça? J'ai bien essayé d'en parler à tante Mimi qui est assez généreuse, dans l'ensemble, mais cette histoire de tablier ne lui a pas plu du tout.

— Non, non, m'a-t-elle dit, si Mme Collinet a puni cette petite, c'est qu'elle le méritait; je ne suis pas femme à me mêler de ce qui ne me regarde pas, et tu devrais en faire autant.

Riquet m'a offert deux francs, tout ce qui lui reste, et Estelle n'a rien voulu me donner, sous prétexte qu'elle partageait l'avis de tante Mimi. Enfin… que faire? Si j'en parlais à papa?

JEUDI MATIN 8.

Papa m'a donné les 200 francs, oui, et il m'a embrassée en me disant que j'étais une brave petite fille. Ah bien, lui, il comprend les choses, au moins! Mais voilà que, lorsque nous sommes descendues, Violette et moi, pour acheter le tablier à l'Uniprix, nous n'avons rien trouvé, rien. Plus loin, sur l'avenue, aux Galeries Modernes, il y en avait bien un en vitrine, un gris clair, en belle étoffe brillante, qui nous plaisait énormément, mais il coûtait un prix fou: 575 francs! Nous nous en allions, quand nous apercevons une petite boutique en plein vent, une charmante boutique d'objets à vingt francs: glaces de poches, images, bonbons, bagues en or, colliers roses, tous perdus dans des tas de son, et on farfouille dedans comme on veut.

— Tiens, s'écrie Violette, si nous achetions les petits lots tout de suite? Jamais nous ne retrouverons des occasions pareilles, et c'est si joli, tout ça!

— Oui, oui, dis-je, tu as bien raison!

Et nous voilà furetant dans le son, choisissant ceci, rejetant cela, et nous appelant à chaque instant l'une l'autre pour nous montrer nos trouvailles. Oh! que c'était amusant! Nous étions rouges, excitées, nous ne pensions plus à rien d'autre! Le marchand, un gros monsieur barbu, nous a d'abord observées d'un œil distrait, mais, quand il a vu que nous prenions plusieurs objets, il est devenu d'une amabilité!..

— Combien vous en faut-il donc, mesdemoiselles?

— 29, monsieur!

— 29!.. Je vois que vous avez du goût. Tenez j'ai là, entre nous, une petite occasion que je réserve pour les vrais amateurs… comme vous!

Et il sort de dessous sa baraque un bracelet d'argent, orné de perles vertes, une merveille!

— Oh, s'écrie Violette, si nous l'offrions à Marie Collinet, à la place du tablier? Ça lui ferait sûrement beaucoup plus plaisir!

Mais j'ai dit que non, que ce serait stupide, puisque c'était justement pour ce tablier que nous nous donnions tant de mal. et nous avons pris le bracelet pour un autre lot, et puis encore trois bagues et puis encore un crayon bleu; ah! nous n'en pouvions plus d'avoir eu tant à choisir et, quand nous en avons été au vingt-neuvième objet — une glace ronde — nous avons soupiré de soulagement!.. Le marchand faisait les comptes:

— Voilà, mes petites demoiselles, c'est 860 francs!

— 860 francs, dis-je, mais, Monsieur… comment? Vous devez vous tromper; 29 objets à 20 francs, ça fait 580 francs!

— Possible, répond-il en tirant sur sa barbe, mais il n'y a que 28 objets à 20 francs: le bracelet, lui, coûte 300 francs!

Violette pousse un cri et, moi, je me fâche.

— Il fallait nous le dire, c'est bien trop chér!

— Eh quoi, eh quoi, gouaille le bonhomme, ces demoiselles auraient peut-être voulu, par-dessus le marché, une salle à manger en chêne massif? Allez, allez, payez-moi vite, j'ai d'autres clients qui attendent!

J'aurais dû protester ou, tout au moins, rendre le bracelet, mais cette froussarde de Violette me tirait par la manche en me suppliant de ne rien dire, et puis, je ne sais pas, peut-être que le marchand me faisait un peu peur, avec sa barbe. J'ai payé, nous sommes parties…

— Tiens, ai-je dit, j'ai envie de jeter tout le paquet dans le ruisseau!.. Qu'est-ce que nous allons faire? On ne peut pas acheter un tablier avec les quarante francs qui restent! Alors, quoi… reculer la loterie? Mais Marie et son tablier jaune!.. Non… une idée: si nous chantions dans les rues, pour regagner l'argent perdu?

— Chanter? Mais… où… dehors? a balbutié Violette, ahurie.

— Eh bien, oui, dehors, comme les gens qu'on voit et il paraît que ça rapporte!