Колетт Вивье - La maison des petits bonheurs

— Ce n'est rien, ma petite fille, tu vois que tout s'arrange… Et veux-tu avoir la gentillesse de le mettre sur la cheminée!

Il y a eu un silence; Estelle regardait tante Mimi, tante Mimi regardait Estelle, elles étaient aussi froides et raidies l'une que l'autre. Et puis, soudain, Estelle a haussé violemment les épaules et a été poser le vase sur la cheminée, sans plus rien dire. Mais elle n'a pas desserré les dents de tout le dîner et, le soir, dans notre lit, elle m'a répété au moins vingt fois qu'elle détestait tante Mimi et qu'elle souhaitait de tout son cœur qu'elle attrape le «béri-béri» (une maladie qu'elle a apprise en sciences). Avec moi, elle est pleine de tendresse, elle m'embrasse avant de s'endormir. C'est parce que maman lui manque et qu'elle a besoin que je l'aime bien, mais ça me fait plaisir.

Quant à tante Mimi, elle observe Estelle avec un petit sourire amusé, ce petit sourire qu'elle a touours, quoi qu'il arrive, et qui fait qu'on ne sait jamais ce qu'elle pense, et elle ne lui parle presque pas.

JEUDI SOIR, 1 erAVRIL.

Je suis un peu inquiète au sujet de Riquet. Comment faire, et à qui en parler?

Voici ce qui s'est passé. Il faut dire que tante Mimi a fait la connaissance des gens de la maison; sa préférée, c'est Mme Misère, et elle passe des quarts d'heure entiers dans sa loge à lui donner des tas de conseils sur la manière de frotter l'escalier ou de réussir la mayonaise; mais, par contre, elle ne peut pas souffrir les Petiot, qu'elle juge bruyants et vulgaires.

— C'est à cause de leur T.S.F. que vous dites cela? a demandé papa, après le déjeuner, pendant que Riquet était descendu acheter des cristaux; mais, du moment qu'elle ne nous gêne pas!.. Et puis, maman Petiot, il faut la connaître, elle est peut-être un peu exubérante, mais c'est un cœur d'or.

— Et Violette, donc! ai-je ajouté avec élan.

Tante Mimi a hoché la tête.

— C'est possible, Fernand, très possible, mais vous avouerez qu'on n'entend qu'eux dans la maison et, quant à leur Armand, c'est un franc voyou, d'après ce que m'a raconté Mme Misère.

— Elle a raison! s'est ecriée Estelle, et je l'ai toujours pensé, moi!

Je lui ai donné un bon coup de pied sous la table pour la faire taire. Quelle menteuse, elle qui trouve toujours, au contraire, qu'Armand est bien plus agréable que Violette! Mais voilà, il faut qu'elle fasse sa dame d'expérience, et comme c'est gentil d'aller critiquer ses amis derrière leur dos! Aussi, papa lui a fermé la bouche.

— Toi, finis de manger ta pomme, hein, on ne te demande pas ce que tu penses.

Estelle a pris un air de martyre en me glissant un regard en dessous, et papa s'est retourné vers tante Mimi.

— Mme Misère n'est pas toujours très bonne langue, il ne faut pas trop vous fier à elle, Mimi, et, pour ce petit, il a des qualités: intelligent d'abord et généreux…

Au même instant, on entend des cris, papa court ouvrir et la concierge apparaît, hors d'elle, le chignon défait, brandissant un vieux chiffon jaune avec, derrière elle, Violette qui faisait une drôle de mine.

— Venez voir, non, mais venez voir, madame Mimi, ce que m'a fabriqué ce brigand d'Armand!

Nous nous précipitons sur le palier et nous trouvons le mur tout couvert de bonshommes dessinés au crayon bleu! Il y en a de toutes sortes: des grands, des maigres, un petit gros qui fait la culbute, un autre qui tire la langue, et ils dansent ainsi la farandole du haut en bas de l'escalier.

— Eh bien, remarque froidement tante Mimi, qu'est-ce que vouz disiez donc, Fernand, à propos de ces grandes qualités?…

— Euh, a répondu papa, un peu gêné, évidemment, il exagère… Et où s'est-il donc fourré?

Mme Misère montre Violette.

— Eh, demandez-le lui donc, à cette bécasse, elle jure ses grands dieux qu'elle n'en sait rien.

— Et c'est vrai, gémit Violette, papa et maman sont allés faire réparer la T.S.F. et Armand, Armand, je ne l'ai pas vu du tout!

Elle renifle, mais, en même temps, elle me lance un regard de coin et pointe doucement son petit doigt vers le renfoncement où on met les balais. Et qu'est-ce que je vois là? Une galoche, un bout de mollet qui dépassent… Armand. Je pousse le coude d'Estelle.

— Oui… oui… chuchote-t-elle, il mériterait bien qu'on le dénonce!

Un éternuement sonore l'interrompt. Qui donc a éternué? Aucun de nous, sûrement! Le regard de tante Mimi se pose sur le renfoncement.

— Cela vient de là, il me semble!

— En effet, s'écrie Mme Misère, ce n'est pourtant pas un de mes balais!.. Oh, mais! Oh, mais!

Elle s'élance et réapparaît presque aussitôt, traînant par le bras Armand tout gigotant, couvert de poussière et de brindilles, tandis que, derrière lui, les balais dégringolent à grand bruit.

— Attends un peu, vaurien, bandit, polisson!

A chaque mot, elle le secoue d'importance et, à «polisson», elle lui tire les oreilles.

— Oh, madame Misère, supplie Violette de sa voix douce, laissez-le, laissez-le, je vous en prie; il ne le fera plus jamais!

Soudain, j'aperçois Riquet qui grimpe l'escalier quatre à quatre, son paquet de cristaux sous son bras.

— Riquet, eh bien, si tu savais!

— Oh! chuchote-il, je suis au courant. Descends donc un peu, Liline.

Et il me raconte, en étouffant de rire, qu'il a surpris Armand, tout à l'heure, en train de dessiner ses bonshommes.

— Et tu ne lui as rien dit?

— Si, je lui ai dit: «Ils sont tordants» et après, avec mon crayon noir, j'en ait fait un aussi, un beau! Tu veux le voir? C'est Gabriel. Il en a une tête!

— Non, dis-je sévèrement, je ne verrai rien, et tu vas l'effacer tout de suite, tu m'entends? C'est très mal, Riquet, tu n'as pas honte? Et si maman savait ça, hein?

— Mais puisque Armand le faisait bien!

— Armand a eu tort. D'ailleurs, ils lui coûtent cher, ses dessins. Tu en veux peut-être autant?

Là-dessus, il a cessé de rire et m'a suppliée de ne rien dire, en me jurant qu'il ne recommencerait pas… et il me couvrait de baisers.

— Eh bien, crie papa, où es-tu donc, Liline?

J'entraîne Riquet, mais quelqu'un nous rattrape: c'est maman Petiot, rouge d'avoir monté trop vite. A la vue de la concierge qui secoue toujours Armand, elle s'arrête indignée.

— Dites donc, voulez vous bien lâcher mon garçon?

— Le lâcher, glapit Mme Misère, bien sûr que je vais le lâcher, misère! Vous ne voyez donc pas ce qu'il a fabriqué là… là… sur ma peinture verte toute fraîche?

Mais maman Petiot ne daigne même pas regarder.

— N'empêche que je vous défends de toucher au petit. En voilà des manières!

Elle tire vers elle Armand, auquel Mme Misère se cramponne. Violette fond en larmes, papa hausse les épaules, excédé, tante Mimi répète avec un sourire: «C'est du joli!», tandis qu'Estelle observe la scène de son air indifférent et que Riquet, tout grimaçant d'excitation, me lance des coups d'œil complices. Quant à Armand, le héros de l'affaire, il se laisse prudemment ballotter comme un sac de pommes et se cache seulement la figure avec ses mains, histoire d'éviter les gifles.

Enfin, Mme Misère butte contre un des balais et manque de tomber par terre, ce dont Mme Petiot profite pour s'emparer de son Armand qui se faufile derrière son large dos, sans demander son reste. Tout le monde est si hors d'haleine qu'on n'entend plus, pendant un moment, qu'un bruit de respirations haletantes. Maman Petiot essuie avec son tablier son visage trempé de sueur.

— Alors, quoi, que s'est-il passé au juste?

— Ce qui… s'est… passé? gémit Mme Misère et, incapable d'en dire davantage, elle montre le mur d'un geste épuisé.